Pendant ma deuxième année, j’étais devenu sérieux. Finie l’école buissonnière et les vagabondages occasionnels. Je m’efforçais d’obtenir des bonnes notes. De satisfaire mes parents en priorité. Venait ensuite (ça doit être ce qu’on appelle la motivation), le désir, et pour le moins, d’égaler ceux qui se prenaient pour les meilleurs, qui l’étaient parfois, mais qui étaient surtout bouffis de prétention par les résultats qu’ils obtenaient. Il se créait de cette façon une concurrence entre quelques uns et ça devait satisfaire l’ensemble de la direction du centre.J’avais fini l’année 3ème, avec une moyenne générale de 14 sur 20… Passage en troisième année avec annotation du genre : « nette progression en cours d’année » !. Je faisais la démonstration qu’il suffisait de bosser pour obtenir de bonnes notes… Du coup, je me retrouvais parmi les meilleurs.
Mon problème, c’est que j’avais une préférence pour la compagnie de ceux qui aimaient bien déconner, je leur trouvais une fantaisie dans leur comportement que n’avaient pas les premiers de la classe. Je démarrais donc cette troisième année qui allait être décisive en m’efforçant de continuer sur ma lancée : d’une part, bien travailler pour être reconnu comme bon élève, en quelque sorte inattaquable sur ce plan là, et profiter de chaque occasion qui se présente pour faire des blagues et rigoler un peu. Je crois que je n’avais pas encore la maturité qu’on attendait de moi, que je peinais un peu pour quitter l’enfance. Je me demande si ce manque de maturité, finalement ce n’est pas de la lucidité face aux problèmes à venir en tant qu’adulte et aux inévitables emmerdements qui nous attendent.
Mais le temps n’est pas encore venu de se faire ce genre d e réflexion.
C’est la rentrée. On est en 49… Ca coïncide à peu de jours près avec la mort de Marcel Cerdan dans un accident d’avion.
Tout le monde en était bouleversé. Je crois me souvenir qu’il était question ( pour les plus fanatiques) que c’était un attentat prémédité à l’encontre de Cerdan par les Américains. Ils ne voulaient pas qu ‘il redevienne champion du monde. Alors, Boum, ils avaient fait sauter l’avion, plus de futur champion français, le titre devait rester à ces salauds de Ricains ! C’était aussi simple que ça !
Ce qu’on savait tous, c’est que Edith Piaf était très malheureuse. C’était sûrement vrai. Bien d’accord que ce fut un drame dans sa vie. Toute la France en était bien attristée. Nous aussi. Elle nous fit par la suite la démonstration qu’on peut se consoler…
Mais nous ne sommes pas là pour parler de ce couple célèbre mais évoquer modestement le cheminement professionnel d’un apprenti en menuiserie qui se doutait bien que ce début dans la vie ne l’entraînerait pas vers un destin exceptionnel. D’où mes rêves de navigation qui coïncident avec cette période, (approximativement).
Dernière année dans une école, après c’était la vie active qui commençait. J’en étais pas tourmenté, mes expériences de travail pendant les vacances m’avaient en quelque sorte préparé. Et l’idée de gagner enfin ma vie était stimulante.
Le travail à l’atelier devenait plus intéressant, les pièces à exécuter plus importantes. Je m’en sortais pas trop mal et prenais même un grand plaisir à mener à bien ce que notre prof nous demandait de faire.
A la même période commençait pour moi les premières sorties avec des copains et des copines… toujours en manque de fric. D’où mon admiration pour des marins pleins aux as mais qui ne la méritait pas. Et leur escale à Petit-Couronne avait seulement pour but de se saouler la gueule et de dégoter des filles pas trop portées sur la vertu ! Ca ne manquait pas dans le coin et chacun y trouvait son compte. On en était les spectateurs, tout fiers d’avoir des copines parmi ces filles qui devaient retrouver avec nous un peu de fraîcheur et de naïveté.
Soirée occasionnelle au Bar Normand, sortie le dimanche avec un pote dont le père lui prêtait sa voiture, une Ford Vedette, ce qui, fin des années 40, début des années 50, était pas courant.
Le succès qu’on avait !! Enfin, que lui avait, le conducteur de la bagnole. Avec ça qu’il était pas mal, bien sapé, le sourire enjôleur, ses gants beurre frais à la main, une assurance qui nous faisait défaut, tout du séducteur. Il emballait presqu’à chaque coup… et nous, on était là, à l’arrière de la tire, comme des cons, à attendre qu’il cesse de rouler des patins à sa conquête d’un soir avant de nous raccompagner chez nous. Et qu’on partage les frais d’essence occasionnés par la sortie !!
C’est pas des mauvais souvenirs, mais, malgré tout, je revins assez rapidement à mes sorties à pied ou à bicyclette… Les filles(rares) qui acceptaient de s’asseoir sur le cadre de mon vélo, elles en acceptaient l’inconfort… Il ne pouvait pas y avoir de calcul. C’était très bien ainsi, et ça me satisfaisait.
On allait au cinoche avec nos conquêtes et on se choisissait des places tout au fond du balcon, bien dans le sombre pour pouvoir les peloter et s’essayer à de vrais baisers… des patins comme sur l’écran… le bonheur !! Bon, c’est pas tout ça, le lendemain, on retournait au centre et chacun y allait de sa super aventure amoureuse forcément enjolivée.
Et on reprenait les cours, l’atelier où le travail était à cette époque un plaisir. Il n’était pas encore question de cadence et nos professeurs ne faisaient pas vraiment allusion à ce qui nous attendrait dans la vie active. Peut-être parce que, de leur temps, le rythme de travail était paisible… J’ai connu, au tout début de mon activité sur les chantiers, une impression de tranquillité chez les compagnons, qui effectuaient leur travail efficacement, mais sans courir, sereinement pourrait-on dire.
Avec pour beaucoup,- et je ne dis pas que c’est bien- un jour de cuite par semaine, la plupart du temps le lundi. Et qui se rattrapait dans la semaine… ça devait être une sorte de tradition. Acceptée par les employeurs… et, dans mon souvenir, ça fonctionnait. Mais tout cela, dans le courant de ma troisième année, je l’ignorais.
Ce qu’on nous apprenait avait presque quelque chose d’artistique. Nous commencions à bien maîtriser les méthodes que nous avait inculquées notre professeur. Seulement, il n’était pas question de production. Il n’était bien évidemment pas question de flemmarder, mais nous bossions un peu à notre rythme. Et puis vint le jour du C.A.P. Un événement dans notre vie. Et qui se passa dans nos ateliers. Ça aurait pu se passer ailleurs… c’était pas plus mal. Mes outils étaient prêts, bien affûtés, j’avais révisé sérieusement, je me sentais prêt et confiant.
C’est tout au moins le souvenir que j’en ai. Je ne parlerai pas des interrogations en instruction générale… je ne m’en souviens pas très bien. Par contre, mes souvenirs à l’atelier sont plus précis.
Et de la pièce qu’on devait fabriquer à partir de quelques morceaux de bois bruts de sciage. C’était une porte fenêtre, à petits bois dans la partie supérieure, changement de largeur des montants histoire de compliquer un peu, feuillure dans la partie haute, rainure dans la partie basse, la traverse du haut de chaque côté en oblique, largeur différente de chacune des traverses et un superbe panneau en pointe de diamant en bas de la porte. Tout cela assemblé comme il se doit par tenons et mortaises. Fait main, évidemment. Pour commencer, un coup de riflard sur les bois pour les dégrossir… Et puis dressage à la varlope et mise à la cote de toutes les pièces. Je me sentais détendu et travaillais méthodiquement, mettant tranquillement en pratique ce que j’avais appris au cours de ces trois années.
Traçage… puis les tenons, les mortaises, feuillures, rainures… chanfreins… Le panneau à pointe de diamant… Premier assemblage… ça se présente bien. Je prends mon temps pour fignoler le travail… j’ai de l’avance sur le temps qui nous est imparti. Après le dernier coup de rabot, j’assemble définitivement. Mon professeur n’est pas loin et, à son regard satisfait, j’ai la certitude, dès cet instant que c’est gagné. Ma pièce est vraiment réussie, pas de fausse modestie, ça saute aux yeux. J’en reviens pas moi-même, et il me restait au moins une heure et demie pour l’achever.
Je me souviens d’avoir aidé discrètement un copain qui avait cassé un des montants à l’assemblage. Ensuite, il n’y avait plus qu’à attendre les résultats… dans la décontraction. Ce qui était facile, ça, on savait le faire !! Tout en préparant la dernière exposition de fin d’année.
On était maintenant les anciens, ceux qui allaient quitter le centre, entrer dans la vie active. On sentait le respect de la bleusaille de première et de deuxième année. Et, chez les profs, un peu plus de familiarité… De la connivence… on était les gars qu’ils avaient formé. Pas encore des collègues mais on s’en rapprochait !
Pour ma part et ce n’était peut-être pas très sympa, je ne me pointais plus beaucoup au centre. J’avais conscience qu’une page était tournée et puis j’avais aussi envie de liberté. Je me trouvais dans ce court espace qui se situait entre ma formation et le moment où j’allais vraiment me mettre à bosser. Moment privilégié qui ne se reproduirait plus, j’en étais conscient. Quelques jours après l’examen arrivèrent les résultats.
J’étais reçu avec la mention « Bien ». Pas étonnant, ma pièce de C.A.P. M’avait valu une note de 18,5 sur 20. ! On n’était pas nombreux dans le département à avoir ce résultat.
J’étais surtout content pour mes parents et plus particulièrement pour ma mère dont je me rendais bien compte qu’elle en était très satisfaite, peut- être même un peu fière !!. Bon, ça n’était pas désagréable pour moi, surtout que dans les jours qui suivirent, j’appris que cette mention me valait 15 jours de vacances dans les Alpes, tous frais payés,. par un organisme du bâtiment dont je ne me souviens plus le nom.
Huit jours à Saint-Etienne-en-Dévoluy, huit jours à Barcelonnette. Pas un sou à débourser, juste un peu d’argent de poche… Une occasion à ne pas manquer… On s’est retrouvé à une vingtaine de toute la Normandie à bénéficier de ce voyage dû à nos résultats. On a bien fait d’en profiter. C’est à notre retour que les choses se compliquèrent fortement. Car, malgré ma mention, je m’aperçus très rapidement que les éventuels employeurs n’attendaient pas après moi et mon contact avec le monde du travail allait se révéler plutôt décevant. Si j’en ai le courage, j’en parlerai une autre fois.