Mon propos, pour cette fois, n’ira pas dans le sens habituel (narration de ce que j’ ai vécu), mais plutôt des conditions que les ouvriers subissent ou subissaient dans un passé récent pour gagner leur vie. Généralement, et pour ce que personnellement, j’en ai connu. Et cela, par comparaison aux autres professions, employés administratifs, bureaucrates de toutes sortes, de la secrétaire de direction au plus modeste gratte-papier, simples cadres et cadres supérieurs, comptables, aides-comptables, tout ce qui est sensé représenter l’aspect intellectuel d’une société disons de travaux publics, par exemple.
Il faut forcément y ajouter la « maîtrise », ingénieurs, directeurs et commerciaux. Je ne parle pas pour l’instant des actionnaires. Je ne conteste pas la nécessité de tous ces gens au sein de l’entreprise, mais j’ ai constaté au cours de ma vie professionnelle, et surtout à cause de l’expérience acquise au cours des années passées sur les chantiers, que nous, les actifs, ceux qui produisaient, étaient les plus déconsidérés, les plus défavorisés, les moins bien rémunérés. Et, le plus souvent, avec cette impression que c’était dans l’ordre des choses.
Comme si un travailleur, quand il est manuel et qu’il utilise un peu plus ses muscles que son cerveau, méritait moins l’estime de la société qui l’emploie, et surtout bénéficierait beaucoup moins des profits générés par son travail.
J’entends déjà les protestations… Non ce n’est plus comme ça que ça se passe. La législation du travail y met bon ordre. J’en doute. L’exploitation des prolos durant les débuts de l’ère industrielle ne soulevait pas trop l’indignation de la classe bourgeoise de l’époque. Faut dire aussi qu’elle en était la première bénéficiaire.
Bien évidemment, je ne compare pas mon vécu avec ces périodes terribles où les injustices sociales étaient considérées comme normales et les premières révoltes sévèrement réprimées.
Malgré tout, et à l’évidence, le travailleur manuel a toujours subi une dévalorisation et une déconsidération inexplicable de la part de ceux qu’on appelait les « cols blancs », ceux dont le statut ne les obligeaient pas à enfiler les bleus. Ceci est simplement un constat. Ce n’est pas une critique de ces gens qui sont les bénéficiaires d’un système qui dure depuis toujours et qui n’est sûrement pas près de changer.
J’aurai de multiples exemples de cette différenciation que l’on fait entre ceux qui produisent, (les travailleurs, ceux qui mouillent la chemise), et ceux, sûrement indispensables, mais dont le travail n’a vraiment rien de comparable en pénibilité, dangerosité… et rémunération.
De source absolument « sure », je sais que lors de la construction d’un bateau —et pas des moindres? sur un chantier naval bien de chez nous, quand il y avait distribution de primes, à la fin d’une tranche des travaux, ces primes étaient allouées au personnel administratif, depuis le sommet de la direction jusqu’au plus modeste employé en passant par tous les bureaucrates de la société… primes plus ou moins importante suivant les postes…
Quand aux ouvriers, cintreurs, tuyauteurs, monteurs, échafaudeurs, soudeurs… Eux,ils faisaient ceinture. (J’ai un témoignage de cette façon de procéder ).
Ce que j’ai pu constater personnellement, à un autre occasion, c’est aussi le nombre impressionnant d’employés que comptait les boîtes pour qui j’ai parfois bossé.
Avant de prendre l’avion et nous rendre sur le chantier, il fallait passer part les bureaux. Pour signer notre contrat.
Cinq ou six bureaux pour signer quelques papiers… grouillants de monde, et qui n’avaient pas l’air d’être surchargés de travail. Ça papote, ça grille une cigarette dans le couloir en buvant un café. L’impression ressentie en passant par ces bureaux est qu’on souhaiterait qu’il règne la même atmosphère à l’endroit où on nous expédie. Ce qui, forcément, n’est pas le cas.
Cette fois, nous partons pour un chantier à bord d’une barge. Au Gabon. Escale à Douala où nous dormons un peu n’importe comment dans l’aéroport. Et puis, départ pour Port-Gentil le matin, de bonne heure.
Nous sommes attendus à la descente de l’avion par un chauffeur et son véhicule pour nous emmener directement à la vedette et cap sur la barge. Suite à nos protestations, il nous emmène quand même au siège de la boîte pour prendre un petit déjeuner.Le dernier repas qu’on a pris remonte presqu’à une journée.
Nous arrivons au siège de la société. Là non plus, le personnel ne manque pas… Il y a deux terrains de tennis, tous les deux occupés. On se renseigne. Ils font bien partie de la société, ainsi que tous les gens qui sont dans les bureaux alentour. On se sent rassurés d’avoir été embauché dans un si bonne maison qui semble avoir à cœur de distraire son personnel ! Ça glande pas mal alentour, les messieurs en short et chemisette, les dames en mini-jupettes.
Oui mais nous on est pas là pour bailler aux corneilles…. C ‘est pas là que se tient le chantier… faut remonter dare-dare dans la guinde et direction le port… La vedette est là qui nous attend. En route pour le grand large… et la galère. Car le boulot qui nous attend, ça n’a vraiment rien de comparable à ce que nous avons côtoyé depuis Paris. On en a un avant-goût dans la vedette qui nous emmène sous un soleil de plomb, la fournaise, et dans une odeur d’huile et de gas-oil, qui ajouté au roulis et au tangage ne tarde pas à nous provoquer un mal de mer à la plupart d’entre nous. Je parviens à l’éviter en restant allongé… mais c’est à la limite.
Nous arrivons enfin mais pas très frais à la hauteur de la barge. On accoste. Le long de la coque, il y a des espèces de gros filets en corde épaisse. Après avoir fait passer nos modestes bagages, nous grimpons le’ long de ces filets pour monter à bord. Moi qui rêvais de naviguer dans ma jeunesse… et bien, m’y voilà. Je suis sur un rafiot… disons plutôt sur une usine flottante… ou un chantier en mer. A moi de me faire mon opinion !…
Je constate que j’ai repris ma narration comme à l’habitude, mais, pour faire ressortir les différences que je tiens à démontrer entre ouvriers et employés, je n’ai pas d’autres possibilités.
A peine les pieds sur la barge,(il est approximativement midi), il faut se mettre au boulot… c’est l’heure de la relève et une partie d’entre nous doit prendre ses fonctions immédiatement. Ça m’emballe pas trop, je flageole un peu sur mes guibolles. La fatigue du voyage, les trois heures dans la vedette, ça m’a mis à plat .Je ne me vois pas, dès maintenant, griller des électrodes sur le tuyau pendant douze heures. Et pourtant, c’est ce qui nous attend. J’ai un coup de bol… je ne prendrai mes fonctions qu’au prochain quart, c’est à dire minuit.
Je vais pouvoir roupiller un peu. Pour l’instant, je ne me pose pas d’autre question. On verra par la suite.
Je fais connaissance avec la barge. Des câbles partout, des treuils, des engins inconnus,des compresseurs, des groupes électrogènes, une grue énorme, une plus petite… tout ça en fonctionnement dans un bruit infernal. C’est pas pour dire, mais ça bouge ici. Et les tubes bétonnés élingués, suspendus à la grue et qui s’y balancent dangereusement avant d’être stockés pour être ensuite soudés.
Je prends conscience de ce qui m’attend dans les prochains jours et je m’empresse de regagner la cabine. C’est mieux que sur le pont, j’en conviens, mais on est quand même à six dans une petite carrée qui fait tout juste, en comptant large, dix mètres carrés. Trois doubles couchettes, l’une sur l’autre, avec un rideau de tissu pour nous isoler un peu. Je m’en choisis une en hauteur pour avoir un semblant de tranquillité. Les valises, on les glisse sous les couchettes du bas.
Je repère les douches et les toilettes, je vais avec les copains casser une croûte et vite fait dans la bannette… Avec l’espoir de m’endormir rapidement. Espoir vite déçu, il y a en permanence des bruits qui viennent du pont (et pas des moindres), sans oublier les bruits dans le couloir provoqués par de multiples passages. Heureusement, j’ai mes boules « Quiès »… Et je m’endors enfin.
A minuit, commenceront pour moi les choses sérieuses.
Réveil douloureux et dans un grand bruit. Il y a ceux qui viennent de terminer leur quart et ceux qui vont les remplacer. On n’est pas encore rodés, ça cafouille un peu… mais on ne tardera pas à s’adapter. Après avoir pris un café vite fait, on émerge sur le pont, direction le banc de pose, là où nous allons passer douze heures à souder ce putain de tuyau.
Différence de température, tout d’abord. Où nous logeons, c’est fortement climatisé, presque réfrigéré… et là, il fait chaud… mais il est minuit, sûrement le moment le plus frais de la journée. Ceci n’est rien. C’est surtout le bruit qui nous agresse et qu’il va bien falloir supporter. Les tubes bétonnés sont stockés sur le pont, à l’avant de la barge et face au banc de pose. Ils sont acheminés sur des galets jusqu’au lieu de clamsage. Il y a un spécialiste pour effectuer ce travail, aidé d’un manœuvre.
Nous, la première équipe de soudeurs, chacun d’un côté du tube, effectuons la première passe, qui est ensuite meulée par deux locaux (Congolais ou Gabonais), puis la deuxième passe. Sitôt cette seconde passe terminée, la barge avance de la longueur d’un tube et nous renouvelons la même opération. Le plus rapidement possible, c’est à dire, quand tout va bien, tout juste le temps de respirer un peu. Une longueur de tube derrière nous, deux autres soudeurs qui font également deux passes, plus loin encore, les deux derniers qui finissent la soudure…
Viennent ensuite les contrôleurs qui aidés des radiologues passent les radios à chaque soudure et en donnent le résultat dans les délais les plus brefs. De manière que ça ne s’arrête pas un instant. Si jamais une soudure est à réparer, ça coince chez les chefaillons et les les chefs tout court… Mais c’est extrêmement rare et la cadence est toujours à son meilleure rythme… Ce qui n’est forcément pas notre tasse de thé !! Mais que peut-on y faire ? Tout ici est calculé pour qu’on bosse un max … !
C’est pas du tout comme dans les bureaux de la société, à peine le temps de boire un coup ou d’aller pisser. D’ailleurs, on pisse au bord du banc de pause, sans quitter les lieux, et dans la grande bleue. Le plus pénible à supporter est peut-être le barouf qui règne à cet endroit. Toute une mécanique bien indispensable à l’avancement de ce travail mais qui rugit, couine, grince et nous assourdit. Ajoutés aux compresseurs et aux meules, aux postes, (pour le bruit), il y a aussi les étincelles et la fumée qui nous enveloppent presque en permanence.
Je pense avoir décrit ce lieu de travail avec assez de précision pour qu’on puisse se rendre compte de l’ambiance…. Par contre, juste au-dessus de nous, la salle de contrôle, moderne,climatisée avec les gens qui font avancer la barge à mesure de l’avancement du travail, et qui finalement, passent leur temps à nous surveiller puisque tout dépend de notre vitesse d’exécution et que c’est tout juste si nous ne sommes pas chronométrés.
Je n’en ai pas la preuve, mais je suis sur que ça s’est fait. Et que, à la fin de chaque quart, il devait être question de la moindre perte de temps que nous avions pu provoquer par un arrêt de notre part.. Un rapport journalier y faisait suite dont le seul but était de produire plus. C’est pas une nouveauté, et c’est même ce que j’ai toujours connu dans le travail. A nous d’éviter de se faire piéger pour que le rythme du travail, toujours excessif, reste quand même à la limite du supportable.
On subit forcément la pression de tout ceux qui représentent la direction de la boîte puisque c’est là que se joue vraiment la qualité et la quantité du travail fourni. Inutile de faire un dessin. Rien de comparable à ce dont je parlais et qui se passait dans les bureaux de la compagnie.
J’ajoute pour bien faire la différence entre ouvriers et employés que l’un d’entre nous, malade, avait demandé de retourner à terre, dans le but d’être soigné plus efficacement. Ce qui ne fût pas le cas, et qu’il préféra revenir sur la barge. Là, il avait au moins nous, ses copains, pour lui apporter un peu de réconfort et lui remonter le moral. A sa place, en ce qui me concerne, je me serais fait rapatrier. Et merde pour le chantier !!.
Un autre exemple du peu de cas que l’on faisait du personnel ouvrier. Nous avions appris qu ‘un jeune mécanicien, travaillant dans l’autre équipe était sérieusement malade. Et dans l’indifférence de la direction. Après lui avoir rendu visite et constaté son état, à quelques uns, nous avons demandé à en parler au chef de barge pour qu’il prenne des mesures et le faire hospitaliser dans les plus brefs délais. Ca ne se fit pas dans l’urgence, c’est le moins qu’on puisse dire !! Et il fallut toute notre insistance pour que ça se fasse. Je me souviens que ce jour-là, l’hélicoptère était là, sur la barge. Que très rapidement il aurait pu être emmené à terre. Ce ne fut pas le cas. Il embarqua sur une civière dans la vedette… dans la chaleur, dans l’inconfort, secoué par la houle, et cela dans un temps beaucoup plus long que le vol en hélico aurait demandé…
Quelques jours plus tard, on nous apprenait son décès, suite à un problème cardiaque. Il n’avait pas 25 ans. Avec un autre de mes collègues, nous avions tenté de faire bouger les choses, de réunir des témoignages démontrant le peu de cas que la direction de la barge avait fait de la santé de ce jeune homme et de leur négligence, pour démontrer leur responsabilité dans ce décès prématuré et qui, logiquement, aurait pu être évité. Sans succès, chacun cherchant à se défiler. Et cela par crainte de déplaire et de ne plus bosser pour la boite. Ce qui aurait très certainement le cas. En ce qui me concernait, ça ne m’aurait pas trop gêné, ma résolution était déjà prise de ne
plus revenir travailler dans ces conditions. J’étais bien trop crevé par le rythme du travail, l’horaire imposé, le manque de sommeil provoqué par les bruits incessants, et la mentalité de la plupart de ceux qui m’entouraient… D’ailleurs, prétextant une douleur insupportable au bras, suite à une chute, je pris un jour la vedette pour consulter un médecin. Sûrement compréhensif, il m’arrêta une huitaine de jours… Ce qui me permit d’attendre la date du retour en faisant un peu de tourisme…