Je vais cette fois parler de mon frère aîné… décédé en 90 à l’age de 67 ans. Nous avons été très liés et il a toujours toujours été effectivement le grand frère, celui sur lequel on peut compter, à qui je pouvais faire des confidences et poser des questions. Souvent exemplaire au cours de sa vie, dévoué à sa famille durant l’occupation, nous incitant dans notre enfance à la pratique du sport, sans forcément faire partie d’un quelconque club, dans le seul but d’avoir une bonne forme physique. Ajouté à cela, un goût prononcé pour la lecture (je ne dis pas littérature… il n’y avait pas de directives dans le choix de ses lectures). N’empêche que chez nous, il y avait des bouquins… et un vieux dictionnaire sans couverture. Un peu grâce à lui. C’est peut-être à cause de cela que j’ai lu tout ce qui se trouvait à hauteur de mes yeux dès que j’ai été en mesure de le faire… c’est-à-dire dès que j’ai su lire. Et je lui dois sans doute le bonheur que j’avais, à mon retour de l’école, mes devoirs terminés, de retrouver les héros de mes bouquins et de me replonger dans leurs aventures…J’avais entre cinq et six ans au moment de ce qui va suivre. Mon frère, une quinzaine d’années. Il était costaud, agile comme un singe et, par goût et pour s’isoler un peu, il s’était construit une cabane dans un arbre, au centre d’un petit bois proche de chez nous. C’était d’ailleurs l’arbre à Charles (son prénom)… et personne ne le contestait. C’était un hêtre magnifique, inaccessible par la hauteur de ses premières branches, pour la plupart Pas pour mon frère qui avait la manière pour en attraper une et se hisser ensuite à la force des bras, soit jusqu’à sa cabane, soit jusqu’au sommet. Tarzan était à la mode à la fin des années trente. Aussi bien au cinéma que dans les bandes dessinées… et je crois qu’il y avait une influence sur les comportements de mon frère.
Le rêve d’une vie meilleure, près de la nature, dans la nature, sans les obligations d’une existence déjà laborieuse et forcément chiante, avec tout ce que ça comporte de contraintes et, en plus, les illusions de la jeunesse firent que l’idée germa en lui de partir… Et, partir pour partir, autant que ce soit vers un endroit que les livres, les illustrés et le cinéma vous ont déjà donné une idée… et où, cela sautait aux yeux, la vie y était plus facile. En Afrique, et plus particulièrement dans la jungle, chacun sait qu’il suffit de lever le bras, de tendre la main pour cueillir des bananes et autres fruits exotiques… comme les noix de coco !!
Donc, un jour, la décision fut prise de partir. Les quelques sous de la dernière paie en poche, direction la gare S.N.C.F. La plus proche… et un billet pour Marseille. Arrivé à Marseille, sûrement aucun problème pour trouver un embarquement et voguer vers l’Afrique… Premier problème, pas assez d’argent pour aller à la destination prévue ! Bon, tant pis… Assez pour aller jusqu’à Angoulême. Va pour Angoulême, bien que ça ne facilitait pas un éventuel et futur embarquement. Mais, plus question de reculer. Et,quand il me raconta cette histoire, il ajouta : un jour de peine. Ce qui sous-entendait qu’il n’était pas heureux… mais à cette époque, les problèmes psychologiques et les souffrances personnelles, surtout celles des enfants, n’étaient peut-être pas écoutées avec suffisamment d’attention… Bien que je ne porte pas de jugement sur la façon dont nos parents nous ont élevé, surtout moi qui ne se souvient pas du moindre traumatisme durant mon enfance, si ce n’est la crainte un peu trop forte de mon père. Quand à ma mère , c’était la bonté, la générosité et le bouclier face aux colères de mon père qu’il avait quelques difficultés à maîtriser. Je sais que mon frère en a souffert et que souvent, il reçut des trempes injustifiées et disproportionnées avec les fautes commises. J’en conclus que pour des raisons de souffrance morale qu’il ne pouvait pas exprimer, il décida de fuguer… mais Tarzan et l’exemple surévalué de sa vie d’homme libre y fut sûrement pour beaucoup, même si ça semble puéril de nos jours.
Je me remets, ainsi que mon autre frère, mes sœurs et mes parents à notre place quand ces événements se produisirent. En définitive, quand il fallut se rendre à l’évidence, Charles ne rentrerait pas. Qu’il s’était passé quelque chose d’inhabituel et d’incompréhensible. Mon père, dépassé par la situation, ne décolérait plus. Ma mère pleurait. Nous, les enfants, sans bien comprendre se doutaient bien qu’il se passait quelque chose de grave et étions bien conscients de l’absence de notre aîné… il prenait une place importante dans nos vies respectives et sa chaise vide à l’heure du repas troublait l’ambiance habituelle. L’atmosphère en était un peu plus tendue… et, malgré notre jeune âge, on le ressentait. Il avait fallu prévenir les autorités, gendarmerie comprise. Il ne restait plus qu’à attendre la suite des événements. Dans le village de Petit-Couronne, tout le monde était au courant… dans la cité, il n’était plus question que de cela !!
Cette fugue dura une quinzaine de jours. Mon frère erra pendant des jours (il me le raconta très longtemps après), crevant de faim la plupart du temps,volant sa nourriture dormant dans des bâtiments isolés, dans la forêt ou les meules de foin. L’aventure ne fut pas réjouissante, c’est le moins qu’on puisse dire. Un jour, la gendarmerie prévint mes parents qu’un jeune vagabond avait été trouvé sur une route du sud-ouest, errant sans but mais apparemment en bonne santé morale et physique. Et qu’il ne tarderait pas à être de retour.
Ma mère pleurait de joie et nous, on était bien contents, on sentait bien que tout allait s’arranger. Effectivement, deux jours après, escorté par un gendarme, notre frère fit sa réapparition dans la matinée. Ce fut la joie pour nous tous et un peu plus pour ma mère qui n’avait pas bien dormi depuis le début de cette mésaventure. Tous dans la joie et l’émotion des retrouvailles…On en avait presque oublié le retour du père… ça risquait fort de ne pas se passer aussi bien et, à mesure que l’heure de son retour approchait, le malaise s’installait. Les effusions, c’était pas son genre, et l’angoisse de ces derniers jours avait aggravé sa mauvaise humeur habituelle qui n’en avait pourtant pas besoin !
Dès son arrivée, en apercevant Charles qui se faisait pourtant tout petit, il se mit à l’injurier violemment et à lui courir après, sans lâcher sa bicyclette. Charles avait couru au fond de notre petite cour et s’était blotti derrière les clapiers, juste contre la clôture des voisins. Tout en continuant à crier sur lui, mon père avait brandi son vélo qu’il tenait par le guidon et le frappait de toutes ses forces avec la roue avant… Nous étions tous pétrifiés de trouille et n’osions rien dire… Ce fut ma sœur Ginette qui poussa un cri et fit cesser les coups. Ce qu’il fit, mais comme à regret… et ses seules paroles furent : « demain, tu vas chercher du boulot ».
Voilà comment se termina l’escapade… c’était en 38-39… La vie reprit son cours…et, peu à peu, l’événement fut oublié. Faut dire qu’avec l’arrivée de la guerre, les privations qui en découlèrent, la recherche du ravitaillement pour survivre, les jardins à cultiver pour ne pas crever de faim firent passer au second plan les états d’âme.
Longtemps après, on en reparla. Au moment particulier où parut en librairie le livre de François Cavanna, dont le titre était : « Les Ritals ». Un livre qui nous avait beaucoup plu… peut-être parce qu’il évoquait avec humour une enfance et une jeunesse qui ressemblait beaucoup à la nôtre… Dans ce livre, Cavanna parlait aussi d’une fugue, sensiblement à la même époque que celle de mon frère, qu’il raconte avec talent et qui le concernait, lui et un de ses copains. Avec une grosse grosse différence, quand même, et qu’il évoquait douloureusement, malgré les nombreuses années qui s’étaient écoulées. Dans « les Ritals », le père de Cavanna erre dans Nogent en pleurant, malheureux et désemparé par le départ imprévu de son fiston… et se gardant bien à son retour de lui faire des reproches… alors que lui, à la place d’un accueil qui aurait pu être chaleureux, reçut une trempe mémorable et brutale. Humiliante aussi puisque nous étions tous présents… sans compter les voisins.
Toute cette histoire est vieille de 74—75 ans. Il y aurait à dire sur les raisons de cette fugue, les relations père-fils, le manque de psychologie de l’un (tout à fait excusable), mon père avait appris à lire et à écrire à l’armée… la souffrance incomprise de l’autre. Ce qui en découle… mais à quoi bon. Les protagonistes sont disparus. Même François Cavanna nous a quitté il y une bonne quinzaine de jours. Ainsi va la vie et nos petits drames qui nous semblaient avoir tant d’importance à une époque deviennent avec le temps d’une totale banalité.
Avec le temps, va, tout s’en va…
Salut. Maurice.