Il y a plus d’un an que j’avais raconté quelques péripéties que j’avais connues durant le chantier effectué en Iran, à Mashhad, pour être plus précis et en 1977… Il y était question de distance entre le lieu où nous résidions et notre lieu de travail… De la solution que nous avions trouvé pour ne plus avoir à parcourir tous ces kilomètres… et de l’obligation d’y renoncer à cause de la montagne aux cobras proche de notre bivouac… Nous nous étions donc résignés à refaire la route, matin et soir, de la ville où nous logions et le Mosduran, lieu de notre dépôt. Une bonne centaine de kilomètres. A partir de ce dépôt, encore trente, cette fois de piste. Commençait alors notre travail, sous un soleil qui déjà, malgré l’heure matinale, cognait dur… Mais tout cela n’était pas négatif et le sentiment de liberté qu’on ressentait nous aidait sûrement à supporter les inconvénients de nos laborieuses occupations. D’ailleurs, je n’en aborderais pas le côté technique, c’est sans intérêt pour quelqu’un qui n’a pas une connaissance professionnelle de ce travail. Quitte à me répéter, je l’aurai peut-être aimé sans les p’tits chefs. Ils étaient là, la plupart du temps inutiles… mais fallait faire avec… J’en reparlerai une autre fois.
Pour le moment, nous avions donc repris ce fameux trajet comme auparavant. Nous en avions pris notre parti et nous organisions pour ne pas rentrer trop tard… tout en ayant aucun reproche à recevoir de la part de la direction, représentée sur ce chantier (qui n’était qu’un point spécial de l’ensemble du pipe-line à poser) par un conducteur de travaux qui nous laissait une paix royale dans la mesure où le boulot était fait et bien fait. Comme nous étions dotés d’un véhicule personnel, libres de nos mouvements et indépendants du reste de l’équipe, nous passions presque d’agréables moments… bref, le séjour devenait tout à fait supportable.
Nous partions tôt le matin, après le petit déjeuner, une étape sur le marché de Mashhad pour acheter melons et pastèques, qui, en plus d’améliorer l’ordinaire ; nous rafraîchissaient au cours de la journée. Après les quartiers à l’européenne, nous traversions des zones à l’aspect plus proche du bidonville que de la cité moderne. Le genre d’endroit que « monsieur docteur », un iranien effectivement médecin qui parlait français et venait presque journellement nous rendre visite et qui, malgré mon insistance n’a jamais voulu nous emmener dans ces lieux qui risquaient de ternir l’image qu’il voulait nous donner de l’Iran… et de Mashhad… D’ailleurs, il répétait toujours : « C’est beau la Mashhad ». Toujours prêt à nous emmener voir les hauts lieux de la ville, les endroits les plus chics… Quand à la misère qui y sévissait, pas question de nous la faire voir. Il voulait sûrement que nous repartions avec une très bonne impression de son pays et de l’atmosphère qui y régnait. Ce n’était déjà pas le rêve à l’époque… Mais peu après notre départ et celui de la société pour laquelle nous bossions, renversement du Shah et prise du pouvoir par Khomeiny, un barbu fanatique qui a sévi quelques années et n’a pas dû être particulièrement tendre avec ses opposants. Bien content de n’être plus dans le pays… Même si leurs problèmes ne nous concernait pas, je me suis trouvé en 69 en Lybie, après la mise en place du régime de Kadafy… merci bien et bonjour l’ambiance. Mais une fois de plus, je m’égare… et je reviens à notre séjour de 77 en Iran…
A peine sortis des bidonvilles, c’était le désert de pierres et de sable. Peu de végétations, quelques véhicules… des motos. Encore quelques kilomètres, des bandes de chiens errants qui galopaient après notre véhicule en aboyant… pas rassurants. Ensuite nous traversions un village dont les habitations étaient en terre battue, avec de minuscules ouvertures. Presque jamais personne, mise à part quelques enfants, des chiens minables et des poules. Nous roulions tout doucement en le traversant. Nous avions été prévenu que si par malheur nous renversions quelqu’un et malgré le désir que nous aurions eu de lui porter secours, il fallait absolument s’abstenir et fuir sans délai et le plus rapidement possible. C’était arrivé, paraît-il, et le chauffeur, plein de bonne volonté était descendu de son véhicule, comme ça se fait dans la plupart des cas chez nous. Les gens du village, sans la moindre explication, l’avaient lynché sur place… et à mort… ! Voilà pourquoi nous redoublions d’attention à cet endroit.
Autre particularité, à des kilomètres et des kilomètres de toute habitation, au bord de la route, il y avait une cabane faîte de bric et de broc, des morceaux de tôle ondulée, une bâche rapiécée pour s’abriter du soleil, deux ou trois caisses, des cagettes… ! Trônant au milieu du bric-à-brac, un Iranien qui vendait quelques bricoles, des fruits… qui devait faire du thé… mais qui vous sortait, (et ça m’a toujours surpris) , un coca-cola qui avait la même saveur… encore faut-il l’aimer ?… que les coca-cola que l’on nous sert bien frais aux terrasses des brasseries, sous tous les climats et dans n’importe quel pays… La boisson miracle, transportée dans les pires conditions, dans le froid ou sous un soleil de plomb et dans une chaleur intense, de par sa composition chimique et pour peu qu’il soit servi frais a toujours le même goût et ne s’est pas dénaturée. Je ne fais pas pour autant la promotion de cette boisson… présente partout où je suis passé… N’empêche que je vois mal nos boissons préférées (est-il besoin de les citer) être encore consommables après avoir subies de tels traitements… Tout cela, histoire de causer.
Je reviens à nos aller-retour. A une trentaine de kilomètres de la ville, il y avait un pont qui passait au-dessus d’une soi-disant rivière… Jamais vu le moindre filet d’eau dans son lit… Faut dire que depuis notre arrivée, il faisait une chaleur infernale et jamais vu le moindre nuage… et, cela va de soi, pas la moindre goutte d’eau non plus… Encore trente à quarante kilomètres, pas très loin du Mosduran, une autre rivière… avec un pont pour la traverser… rivière également asséchée. Pour être franc, nous n’y prêtions pas beaucoup attention.
Depuis quelques jours, la température, déjà éprouvante, était montée de quelques degrés et en plus lourd… Dans l’après-midi, à l’horizon, le ciel s’était couvert. J’avais entendu l’orage tonner au loin, sans y faire bien attention. Notre travail terminé, comme d’habitude, après avoir fait le plein de carburant, retour vers Mashhad. Pas de problème particulier en cours de route… Par contre, à notre arrivée près de la seconde rivière, une file de camions, de voitures, de motos occupent les deux côtés de la route… Sans compter les hommes et les bourricots…! Nous nous approchons… Un véritable fleuve nous barre la route. On ne voit plus le pont.totalement submergé. Le courant est fort, rapide, transportant branchages en quantité, boue et cailloux. L’orage dans la montagne avait provoqué ce torrent. Le problème qui se posait pour nous était soi de rester où nous étions… et, pour le soir, rien à manger… dormir dans la voiture… pas très reposant… ou alors, tenter la traversée… J’aurai bien aimé, avant de m’y risquer, que le niveau baisse un peu. Comme ce pont n’avait pas de muret, pas de parapet, nous n’avions aucun repère… Que de la flotte… et qui coulait violemment et sur pas moins de 200 mètres de large. Si nous nous engageons et que le courant nous emporte, nous nous retrouvons cul par dessus tête dans le bouillon avec toutes les saletés qu’il transporte… !
Faut se décider. Aujourd’hui, avec la distance aussi bien dans l’espace que dans le temps, ça peut sembler tout simple ! C’était pas tout à fait ça sur le moment… malgré tout, après s’être consulté, nous avons décidé la traversée. Personne n’ avait encore tenté de le faire et nous en avions évalué les risques. C’était mon copain Maurice qui était au volant. Quand à moi, debout sur le marche-pied, la portière entr’ouverte, j’essayais de le guider, écarquillant les yeux pour tenter d’apercevoir un bouillonnement qui m’indiquerait le bord du pont qu’il ne fallait surtout pas dépasser si nous ne voulions pas faire le plongeon dans cette masse de flotte dont nous ne serions sûrement pas sortis en très bon état… L’eau arrivait maintenant au niveau du plancher de notre véhicule. Devant,… derrière,… à gauche,… à droite… que de l’eau… et pas de repère. Malgré tout, nous avions progressé et heureusement pour nous, un Iranien, connaissant parfaitement le lieu, de l’autre rive, nous fit des signes pour rester dans l’axe du pont et, de cette façon nous pûmes finalement regagner l’autre rive… et sans dommage.
Et bien contents de pouvoir prendre, dés notre arrivée à notre logement un bon repas et de faire une bonne nuit. Sitôt après notre passage, les uns après les autres, tous les véhicules passèrent et, en priorité, ceux de nos collègues de chantier. Le lendemain, il ne restait plus grand-chose du fleuve de la veille… à part la boue qui fumait aux premiers rayons du soleil déjà chaud et pourtant matinal… entre les arches du pont, des pierres, des branches, des arbustes qu’une équipe d’hommes commençait à dégager. Le soir même, à notre retour, tout était pratiquement sec et les lieux avaient repris leur aspect habituel… On oublia cet épisode… Jusqu’au jour où, environ deux semaines après, un nouvel orage, plus proche celui-ci que le précédent, tonna avec force dans la montagne.
J’avais vu le ciel se noircir, quelques éclairs. Le soir attroupement de véhicules comme l’autre soir mais cette fois aux abords du premier pont, le plus proche du Mosduran. Nous garons la voiture et allons aux nouvelles . C’était la même chose, un torrent d’eau… avec une différence… et de taille. Cette fois le pont avait été totalement emporté. Plus question de passer. Nous regardions ce fleuve d’eau et de boue, cette fois impuissants à maîtriser la situation. Il ne restait qu’une solution. Repartir dans l’autre sens, direction le dépôt, demander de l’argent iranien à notre patron de chantier et prendre la route jusqu’à la frontière russe où nous savions qu’il y avait une ville : Cherac ou Shérac… je ne sais plus. Il devait bien y avoir hôtel et restaurant.. ! Nous repassons par le dépôt, par sécurité faisons le plein, en carburant et en dollars iraniens et en route pour l’U.R.S.S… la Russie !! 80. à 100 bornes vers l’inconnu… Route sans histoire particulière et arrivée dans le bled à la tombée de la nuit. Pas d’éclairage ou si peu… Personne dans le rues. Nous roulons un peu au hasard… Nous apercevons enfin un homme enturbanné. Il est taché de blanc… c’est un plâtrier. Pas trop de difficultés à lui faire comprendre que nous cherchons un endroit pour dormir et si possible nous restaurer. Gestes universels et compris par tout individu… ! Il nous indique un lieu pas très éloigné.
Pas d’indication, pas de devanture. Nous le remercions et, pendant qu’il s’éloigne nous poussons la porte de cet établissement sans nom. Nous nous retrouvons dans une grande salle qui ressemble plus à un immense salon de thé qu’à une brasserie ou un bistro. C’est plein de monde… mais que des hommes. Pas une seule femme, ne serait-ce que pour faire le service. Nous venons de franchir une frontière mais l’ambiance est la même sur ce point-là. Il y a comme un silence dès notre entrée. Forcément, nous jurons un peu avec nos jeans crasseux, poussiéreux et nos casquettes aux couleurs vives. Tous les gus dans cette salle sont en sarouel, djellaba et, à plus de 90 % avec le turban sur la tête. Sans nous démonter, nous nous trouvons une table. Autour de nous, les conversations reprennent.
Si mes souvenirs sont bons, nous avons mangé des gâteaux et bu du thé. Il aurait sûrement été mal vu de commander un plat de charcuterie… même un, modeste casse-croûte jambon-beurre…! Une fois restaurés nous avons demandé à parler au maître des lieux dans le but de louer une chambre pour la nuit. Quelques palabres pour se comprendre… puis il nous demande de le suivre. Il nous emmène dans une cour. Il y fait une nuit d’encre et je ne distingue pas très bien ce qui nous entoure. Ce doit être de minuscules pièces qu’il loue… et probablement pas aux rupins du secteur. Les portes en sont closes et je ne peux savoir si elles sont occupées.
Le patron sort une échelle d’un appentis, la pose contre le mur d’un de ces logements et nous invite à monter. Nous nous retrouvons sur une dalle de béton qui recouvre les logements et, sur cette dalle, un espèce de grand poulailler avec une seule ouverture… sans porte, juste un morceau de tissu qui tombe jusqu’à terre. L’atmosphère est assez particulière… ça sent le coupe-gorge et dans la semi- obscurité, je distingue une bonne douzaine de paillasses, à même le sol, plus que crasseuses et probablement utilisées depuis des années par de multiples miséreux. Dans d’autres circonstances, nous aurions fait demi-tour et chercher un asile un peu moins rebutant… mais là, que faire… ou aller. Il est maintenant au moins 23 heures, la fatigue nous prend. Faut bien roupiller un peu. On va pas faire la fine bouche… la solution est là. Pour avoir la tranquillité et surtout éviter d’avoir des voisins de chambrée, nous payons le prix de la piaule en totalité et la douzaine de paillasses aussi.
On lui file le fric… il se retire et redescend sur son échelle branlante. Dés qu’il a disparu, nous, on la remonte l’échelle… on ne sait jamais… ça nous rassure de nous sentir isolés de tous ces gens, à vrai dire, peu chaleureux.. ! Nous avons dormi tout habillé. Le tissu qui servait de porte voltigeait au vent, de temps en temps et laissait entrevoir le ciel étoilé… C’est sur cette vision que je me suis endormi.
La nuit s’est bien passée et le lendemain nous avons quitté les lieux après un bon coup de café… et retour au dépôt sans problème particulier. Nous nous en étions bien tirés. La plupart des employés du chantier avaient dormi à la belle étoile ou dans les véhicules. Un contrôleur anglais qui avait eu la même idée que nous, à la place d’un plâtrier, a eu la malchance de rencontrer des policiers intraitables qui n’ont rien voulu comprendre à ses explications et lui ont fait passer la nuit au gnouf et pas en très bonne compagnie !! Il a fallu l’intervention de la direction de sa boîte pour le libérer… !
Le train-train habituel reprit. Le torrent d’un soir avait disparu aussi rapidement qu ‘il était venu …
On se passa du pont et, avec nous, tous les habituels usagers… jusqu’à la fin du chantier… on passa à gué… au gué… au gué… !
Maurice