Quelques années avant mon voyage vers Terre-Neuve… qui s’était achevé à Fécamp… !
Les parents de mon copain André, quand je fis sa connaissance, étaient propriétaires d’un bar-restaurant entre Petit et Grand-Couronne. Ils vinrent par la suite s’installer dans le centre de Petit-Couronne, ayant fait l’acquisition du « Bar Normand », celui dont je parle dans « terre neuve ». Puis, peut-être parce qu’il prenait de l’âge, son père le vendit et monta un magasin de vêtements, de tissus, de chaussures… les grandes surfaces n’avaient pas encore fait leur apparition…J’avais participé, très modestement, à la mise en œuvre et à l’agencement du magasin, ce qui m’avait permis de côtoyer différents corps de métier du bâtiment… et de m’y dégrossir manuellement.
En face de ce magasin, il y avait le bar-tabac où à l’heure de l’apéro, les gens du lieu se retrouvaient devant le zinc. Rien qu’à leurs vêtements, à cette époque, on pouvait se faire une idée de leur profession. Ce qui serait moins évident aujourd’hui ; l’uniformisation étant devenue la règle. Le droguiste en blouse grise, le coiffeur en blouse blanche, un ou deux peignes dans la poche supérieure, le facteur coiffé d’une casquette PTT, la grosse sacoche en cuir en bandoulière, avec encore au fond un restant de lettres à distribuer… on finira la tournée cet après-midi… le cordonnier qui, en clopinant (il était infirme) et sans même ôter son tablier, à midi tapant ne manquait pas d’aller prendre sa suze-cassis avec ses copains. Le ou les menuisiers, reconnaissables à leur mètre en bois dans une poche spéciale de leur futal, le crayon rouge et carré coincé sur l’oreille, le plombier-zingueur même pas habillé en dimanche mais guidé par son fil à plomb… (comme dans la chanson de Prévert…)
Le plus remarqué et le plus remarquable dans mes souvenirs, c’était le père de mon copain Pierrot… Il était boulanger. Il sortait discrètement de son fournil, par la porte donnant sur la cour, évitant ainsi d’être vu par sa femme qui vendait pains et brioches dans son magasin,et rejoignait ses potes. Pas de frais de toilettes… je l’ai toujours vu vêtu de cette façon : savates usées aux pieds, tricot de peau bleu-marine, pantalon flottant de la même couleur et maintenu par des bretelles, un béret sur la tête, le mégot aux lèvres… l’ensemble copieusement saupoudré de farine… il ne risquait pas de donner le change… les autres non plus, d’ailleurs. Ce qui, à l’évidence, n’est plus le cas aujourd’hui. Même le curé du coin se confond maintenant avec le reste de la population…
Tous ces braves gens passaient un moment de détente avant de reprendre leurs activités… j’ai pas le sentiment qu’ils se souciaient d’un éventuel cancer ou d’un quelconque infarctus dus, soit à l’usage du tabac, soit à la consommation de quelques apéros… Ce n’est que quelques années plus tard que les médecins ont inventé ces maladies-là…
Mais je me suis égaré… je voulais parler de mon copain Pierrot, dit Choucroute, peut-être parce qu’il s’appelait Panchout. Un brave mec un peu étrange, intelligent, déconneur, dans les nuages, déjanté, farfelu, accumulant des connaissances le plus souvent inutiles, marrant… rêvant de devenir pilote d’avion… espoir sans lendemain. Rien que pour un léger strabisme, cet espoir lui fût refusé. Mais on n’en est pas encore là. Ce dont je parle fait encore partie de l’enfance. L’école, les jeux, le bord de la Seine… la Seine où nous apprenions à nager… Forcément sans professeur… En observant nos aînés. A force de patience, de répétitions des mêmes gestes et mouvements, on parvenait à faire quelques brasses, à flotter et enfin faire quelques mètres. Ensuite, animés par le désir d’être pris au sérieux par les plus grands, par la persévérance, on parvenait à faire, sans poser une seule fois le pied au fond, la distance, (environ 300 mètres) et sans s’interrompre du passage d’eau à ce que nous appelions la cale à Hannier. C’était la première étape pour être considéré comme nageur… disons « petit nageur ». J’y parvins assez rapidement et mon copain André également. Pierrot était un peu à la traîne.
J’avais douze ans. Parmi les jeunes qui fréquentaient ces lieux de baignade et de jeux (ça allait en gros de dix à vingt ans), nous étions vraiment reconnus que lorsque nous avions traversé la Seine à la nage … en quelque sorte la seconde étape à franchir. Il n’y avait d’ailleurs pas beaucoup d’amateurs. L’année suivante, avant les grandes vacances, à peine 13 ans, ma résolution fut prise. A la sortie de l’école, avant de remonter chez moi et faire mes devoirs comme à l’accoutumée, je descendis au bord de la Seine, j’enfilais mon maillot de bain, planquais mes vêtements et mon cartable dans un buisson et plouf… ! À la flotte, cap sur le Val-de-la-Haye…
Le seul problème dans mon souvenir était la fréquence des rafiots, des péniches, des vedettes et des remorqueurs. Il fallait évaluer les distances et le temps nécessaire à l’avance pour ne pas se retrouver dans l’axe du passage de l’un d’entre eux. Il y avait un copain de mon âge sur la berge et je lui proposais de faire la traversée avec moi. Ce qu’il fit… mais arrivé presque à la moitié du parcours, pris de panique, il fit demi-tour. Je ne comprenais pas. Pour rien au monde, à cet instant, j’aurai renoncé. Je persistais donc et me retrouvais bientôt le long du quai… mais cette fois, sur l’autre rive. Encore quelques brasses pour atteindre un escalier et me voilà à nouveau sur la terre ferme… heureux… ! Le courant m’avait entraîné 3 ou 400 mètres en aval de mon point de départ… mais j’étais là, pas peu fier d’avoir réalisé ce qui, pour moi, à cet instant, était un exploit…
Pour cette première fois, je remontais à pied jusqu’au passage d’eau et refit la traversée dans la barque du passeur… qui s’effectuait encore à la rame. Par la suite, avec mon copain André, on renouvela cette traversée à la nage, cette fois, aller et retour… ce qui était, dans notre milieu et vis à vis de ce que nous considérions comme nos anciens, la consécration… !
Malheureusement, il y a toujours dans la vie quelque chose qui gâche notre plaisir. Sensiblement, à la même époque, dans le journal, il était question d’un mec qui avait amélioré le temps de traversée de la Manche entre Calais et Douvres. Du coup, ça faisait un peu d’ombre à ma performance.. ! Mais faut dire que c’était un adulte, grand, gros et fort… et c’était écrit dans le journal, il s’était enduit le corps de graisse… forcément, il glissait mieux dans l’eau… comme les phoques et puis, il y avait des embarcations qui le suivaient… De toutes façons, nous, à Couronne, on n’avait que la Seine… et puis, après tout, c’était pas mal non plus.
Je dois ajouter une chose sur nos jeux aquatiques, c’est que nous pratiquions le plus souvent comme nage, la brasse. Simple ou brasse coulée… il fallait adapter sa respiration… disons que la brasse coulée était un peu plus difficile à effectuer… mais plus rapide. Quand au crawl, quand il était bien maîtrisé, c’était comme un aboutissement pour celui qui le pratiquait. En ce qui me concerne et malgré ma bonne volonté, je ne suis jamais vraiment parvenu à synchroniser les gestes et la respiration… du coup, je m’essoufflais vite et revenais par obligation à nager la brasse… Et j’en étais un peu contrarié… et bien obligé de faire avec.
Pour varier les plaisirs, on s’entraînait à plonger… Pour cela, il fallait attendre la marée haute, après le passage du flot, cette vague qui remontait de l’embouchure de la Seine vers sa source et qui avait encore beaucoup de force au niveau de notre village, Petit-Couronne. Quand nous avions la quasi certitude de l’heure où il arriverait à la hauteur du lieu où nous nous trouvions, et cela par le passeur d’eau, qui lui était informé de l’heure exacte des marées, le jeu le plus amusant était de nager au large et d’attendre cette fameuse vague. Au loin, nous apercevions, le long du quai, une légère différence du niveau de l’eau… et qui avançait rapidement. Moment d’excitation car quelques instants après, nous étions poussés par cette vague et sans effort nous nagions rapidement à contre-courant… Il n’y avait qu’à se laisser emporter… C’était assez grisant de voir défiler les quais, les buissons, les arbres..et tout cela sans effort. Pour terminer cette course sans dommage, il suffisait de ne pas trop s’éloigner du bord et, de ce fait, de pénétrer dans le bassin des docks où la force du courant s’atténuait d’elle-même. Rejoindre un escalier… remonter et prendre le chemin de halage et revenir à notre point de départ. Pieds nus, cela va de soi, mais le jeu en valait la chandelle.
De retour sur les lieux, la marée étant haute, nous passions à de nouveaux jeux. Avec mon copain André, et parfois Pierrot, on s’entraînait à plonger. Nous avions vus aux actualités cinématographiques les champions en la matière effectuer des plongeons impeccables. Pourquoi ne pas les imiter… avec de l’entraînement, ça devait être possible. Nous nous observions mutuellement, à tour de rôle, pour nous corriger. Inlassablement, on se jetait à l’eau, dans une meilleure position possible, jambes bien serrées, pieds joints, tête en avant, bras bien tendus… de manière à faire le moins d’éclaboussure possible… (C’est à cette condition qu’on reconnaît un vrai bon plongeur), et c’est ce que nous avions décidé de devenir…. On se débrouillait pas trop mal. Je m’étais procuré un bouquin qui expliquait toutes sortes de façon de plonger… pas des plus faciles. Nous, le saut de l’ange, nous l’avons assez bien pratiqué… le saut carpé nous fût… disons accessible… après bien des heures d’entraînement. Le coup de pied à la lune, malgré le dessin explicatif, on savait pas … Le saut périlleux, surtout à l’arrière, c’était pas au point… Ce ne le fût d’ailleurs jamais… !
Nous tenions à faire profiter de nos connaissances notre ami Pierrot. La saison s’étant avancée, c’est à la piscine de Rouen que ça se passait. Une toute autre ambiance qui ne valait pas le côté nature et libre du bord de Seine.. mais notre passion pour la flotte était telle à cette époque que rien ne nous aurait arrêté pour l’assouvir. Nous lui faisions des démonstrations. D’abord, du petit plongeoir (qui faisait tremplin et se trouvait à à peu près à un mètre au-dessus du niveau de l’eau)… Puis du second, deux ou trois mètres… et enfin du plus haut qui culminait à cinq mètres. J’essayais de lui faire profiter de mon expérience par des explications et des démonstrations. Je voyais bien à son air que pour lui,ça n’était pas compliqué et qu’il allait nous faire voir qu’il avait tout compris. Inutile de bricoler, on passe d’emblée aux choses sérieuses… le plongeoir le plus haut : les cinq mètres.
Pierrot se pointe au bout du plongeoir, lève ses grands bras et part la tête en avant, fait un superbe demi-tour et s’étale de tout son long dans l’eau, sur le dos et bien à plat… et forcément dans un grand bruit.; la piscine résonne comme un tambour. Il regagne le bord, sort de la flotte, hilare… Comme il se baigne avec les culottes de sa mère et que le tissu ne doit pas être adapté à cet usage, le maillot s’étire vers le bas … il le remonte jusqu’au nombril et, invariablement, il a une balloche,soit la droite, soit la gauche qui en sort… tout le monde se marre alentour mais ça ne le trouble pas et, persévérant, il remonte sur le plongeoir. Nous aurons beau faire et le conseiller, rien à faire. Soit il tombe dans la flotte sur le ventre, sur le dos… bras et jambes écartés… Quand on quitte la piscine, il est rouge comme une écrevisse mais heureux… !
Il faut ajouter à ce genre de performance sa vraie spécialité son numéro favori et qu’ exécutait volontiers, c’était le « rodéo ». Faut croire qu’il l’avait imaginé dans sa tête, qu’il s’y était entraîné dans son coin pour parvenir à rendre son numéro étonnant, spectaculaire… ! « Allez, Pierrot, fais-nous le rodéo »… ! Il se lançait alors dans une course folle et frénétique où il galopait, se cambrait, hennissait, piétinait, grimaçait, agitait bras et jambes, faisait tourner au-dessus de sa tête un lasso imaginaire, roulait par terre, désarçonné, enfourchait à nouveau son cheval qui ruait et bavait… et c’était reparti… Il faut imaginer la scène … il était à lui tout seul le cow-boy, le cheval, le lasso… en pleine action : en un mot… le rodéo, l’attraction de Pierrot.
Nous allions au patronage, au catéchisme aussi. C’était la guerre, le rationnement, les privations. La sœur supérieure nous parlait de Dieu, forcément, mais souvent aussi du diable et de l’éternité des flammes de l’enfer où nous serions jetés si nous n’étions pas de bons chrétiens… Pierrot lui avait demandé faussement ingénument si, en enfer, comme actuellement chez nous, il y avait la carte de charbons ?? Pour cette question déplacée qui avait fait rire l’assemblée, le restant de la séance de catéchisme, il la passa à genoux, les bras en l’air… punition très à la mode à cette époque. L’humour, chez les sœurs, n’était pas leur qualité première.
La sœur supérieure ne sut probablement pas ce qui va suivre… A côté de la plaisanterie sur le charbon en enfer, quelle punition lui aurait-elle infligée ?
Pierrot, sur le plan sexuel avait sûrement une bonne avance sur nous. Et ses obsessions sur ce plan là devaient le travailler fortement… il avait souvent la main dans la poche de son pantalon… disons son short ou sa culotte courte et se la patrouillait pas assez discrètement pour que ça passe inaperçu. Parfois, même en classe, il se la tripotait sous son pupitre. Ses plus proches voisins en classe ne pouvaient pas ne pas voir son manège… et j’étais de ceux-là. Et, bien évidemment, personne ne mouftait. Quand ça lui prenait, il devenait tout rouge, les yeux lui sortaient de la tête… mais jusqu’à ce jour, l’instituteur ne s’était jamais rendu compte de rien.
Cette fois, il avait bien préparé son affaire et profité d’un devoir qui nous absorbait tous et lui assurait la tranquillité. Il avait relevé son pupitre et, bien à l’abri derrière, il se la secouait avec entrain et vigueur… mais dans le silence. C’est peut-être à cause de ce pupitre relevé que le maître, intrigué, s’est approché doucement et sans bruit… Et voilà Pierrot pris en flagrant délit de branlette, s’astiquant la biroute sous l’œil quand même surpris, ébahi, n’en revenant pas du spectacle du père Boulard, … nom de l’instit. Le regard éperdu de Pierrot trop concentré sûrement sur ce qui l’occupait pour en avoir oublié et le lieu et le risque… Débandade…a peine le temps de ranger son outil dans son froc que le père Boulard l’obligeait à se lever en le tirant par une oreille qu’il avait d’ailleurs large et décollée. L’air penaud de mon copain me peinait et m’empêchait de rire… mais le comique de la situation l’emportât et dans les secondes qui suivirent, je me tordais de rire et l’ensemble de la classe également qui réalisait ce qui venait de se passer… Il fallut toute l’autorité du maître pour ramener le calme.
Puis il dit à Pierrot de réunir ses affaires et il partit immédiatement le reconduire chez ses parents probablement dans le but de les informer du comportement de leur garnement de fils…!L’instituteur revint seul. Il ne commenta pas l’incident. Tout ce qui se rapportait au sexe à l’époque était tabou…Je n’ai pas la moindre idée de ce qui fût dit en famille… mais Pierrot revint le lendemain, pas gêné du tout… et c’est très bien ainsi… ça ne devait pas s’être mal passé .
Il n’en fût plus jamais question… et on garda surtout en mémoire le comique de l’événement. Dans les années qui suivirent, nous nous sommes perdus de vue, ses parents ayant vendu leur boulangerie pour s’installer bien loin de Couronne. Je l’ai rencontré encore une fois, à mon retour de l’armée. J’étais avec ma sœur aînée. On a dû boire un pot ensemble dans un bar, rue Jeanne d’Arc à Rouen. Puis, nous nous sommes séparés sur le trottoir, lui, remontant vers la gare, nous dans l’autre sens… Nous avons fait une vingtaine de mètres… nous nous sommes retournés. Il était la, à nous regarder partir, un bras levé, agitant son mouchoir. On a trouvé ça cocasse… et on a ri…
Je n’ai plus jamais revu Pierrot, mon copain, mon poto… !
Maurice.