MAURICE DEHAYS : UN FILS DU FEU

Les ouvriers, le plus souvent, sont du côté de l’ombre. Ces hommes qui, durant leur vie de labeur, fabriquent et cisèlent des objets dont d’autres qu’eux jouissent à leur place, n’obtiennent, dans le meilleur des cas, qu’une mesquine médaille du travail à quelques mois de la retraite. A l’instar de Maximilien Luce, valeureux peintre des hauts-fourneaux, Maurice Dehays a choisi d’exprimer l’ardeur silencieuse des obscurs, de ceux-là même qui, jour après jour, font jaillir la richesse de leurs mains sans réellement en profiter (ce privilège étant laissé à ceux qui s’enrichissent du fruit de leurs efforts).fusion

Soudeur de son état, Dehays sait de quoi il parle. C’est en initié qu’il décrit l’univers familier de ces hommes livrés ou enchaînés à leur servitude quotidienne : métallurgistes, forgerons, chaudronniers, foreurs de puits de pétrole, soudeurs comme lui, soutiers, vulcains des temps modernes arrachant au feu de la Terre la fleur brûlante de la prospérité industrielle. A tous ces acteurs anonymes, le peintre redonne une dignité dont nul habituellement ne parle, magnifiant ainsi l’héroïque beauté de leurs gestes. Ceux qui ne vivent que des hoquets du CAC 40 pourraient bien disparaître demain. Nul n’en serait affecté. Mais ces titans de l’ombre, ces athlètes de la coulisse, comment pourrions-nous donc les congédier du plan divin ? Leur visage rougeoyant reflète l’énergique embrasement des forces telluriques. Quand leur ouvrage se met au service du bien commun, ils sont le sel même de la Terre et ses alliés les plus féconds.

Mon propre père, forgeron et paysan de noble souche aragonaise faisait partie de cette immense famille humaine à laquelle je voue aujourd’hui le plus ineffable respect. Pacifiste épris de liberté, il forgeait des armes d’amour, comme l’écrivit l’un de ses collègues le jour où il s’exila de la fournaise, fier du devoir accompli, sans même emporter son enclume. Oui, Maurice est pour moi du même acier trempé que le héros sans uniforme de ma jeunesse. Peu enclin aux scènes bucoliques ou aux doucereuses voluptés des touristes de la palette, il préfère se saisir du destin des forçats, de ces robustes travailleurs auxquels notre pays doit son rang historique dans le monde. Il est heureux qu’une main et qu’un regard aussi honnêtes aient entrepris de témoigner en leur faveur, rachetant ainsi l’irréparable oubli de ceux qui paradent dans les assemblées, les officines capitonnées et conseils d’administration. Il fut un temps où les poètes, conscients de leur rôle, louaient les vertus et bienfaits du travail manuel, comme le génial Henri Pichette le fit encore avec ses immortelles Odes à chacun. Ce temps, hélas, est loin de nous. Nous n’applaudissons plus aujourd’hui que des bateleurs cathodiques ou d’insolents joueurs de foot vendus au démon de la pub. Et nous voyons à quelle débâcle, à quelle immonde vulgarité cette idolâtrie peu conduire. Je préfère à ces histrions la force invisible des mains qui s’agitent loin des caméras pour permettre au monde de poursuivre sa course. A qui devons-nous notre confort sinon à ces hordes actives, à la tâche depuis l’aurore ? A ces gens qui se lèvent tôt mais ne seront jamais conviés à la table des maîtres du monde.

Maurice Dehays le dit lui-même. Sa peinture est un hommage à ceux qui peinent et dont il n’est jamais question. En tant que soudeur, il a connu toutes les vicissitudes des métiers liés à l’industrie et aux caprices de la finance, devant parfois quitter un emploi pour un autre, en préservant assez de liberté, assez de dignité pour ne pas succomber au vertige du désespoir. C’est en parfait autodidacte qu’il se lança dans la peinture et la gravure, à cinquante ans passés, solidement chaperonné par Marcel Cavelier, Jean Marc et Albert Barubé, des peintres dont l’humanité dopa sa volonté d’apprendre et d’entretenir la flamme qui veillait au fond de son cœur.

C’est en fait Marcel Cavelier, excellent peintre paysagiste, qui orienta Maurice vers Emmanuel Lemardelé, artiste de grand talent et remarquable pédagogue. Peu à peu le disciple trouva près du maître l’élan d’entreprendre une œuvre personnelle, avec l’humilité et la constance qu’exige toute démarche créatrice authentique. Au fil du temps et des rencontres, des salons et des francs échanges, Dehays a pris sa place dans le cortège de ceux qui laissent en vous leur empreinte et leur goût du combat. Il incarne, à mes yeux, ce précieux bon sens populaire qui fait tant défaut aux « élites » de la nation, car il n’est jamais à côté de lui-même. Si le rêve qu’il portait d’une société plus juste donne l’impression de s’être évaporé, faute d’avoir trouvé les relais adéquats, ce rêve me paraît finalement plus enviable que la sordide réalité sur laquelle nous sommes assis. Mieux vaut préférer l’utopie au reniement de l’espérance. Mieux vaut aimer la vie que de faire allégeance au néant.

 

Luis PORQUET

Barneville-Carteret, le 4 juin 2011.

 

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