Un jour, comme ça, j’ai eu envie de peindre. Ça venait sans doute de mes visites dans les galeries, les salons, les expos… lieux que je n’avais jamais fréquenté (ou si peu) durant mon existence… plutôt laborieuse et éloignée des choses artistiques… je ne reparle pas du processus qui m’y a amené… j’ai du déjà raconter ça. Par contre, quand j’ai eu un tout petit peu de maîtrise dans cette discipline, j’ai eu envie de revenir sur les lieux de ma jeunesse et par la même occasion, aux endroits ou j’y avais fait mes premières armes dans le travail… Pas étonnant que je rêvais d’autre chose quand j’avais 18 ans. Il me suffisait de refaire le parcours entre Couronne, Petit-Quevilly, (Grand et Petit), jusqu’à Rouen, par les quais, le long de la Seine pour me rendre compte de la laideur, de la puanteur des lieux… Si on y ajoute les jours de brume ou de flotte, plus fréquentes que les journées radieuses et ensoleillées, il est facile… de se faire un idée de l’ambiance dans laquelle se passaient mes journées de travail…
Ces quelques lignes, ça n’est pas pour étaler des regrets, … simplement comme une impression de m’être fourvoyé au départ… pour autant, aucune amertume !!
A bicyclette, la gamelle dans la musette ou dans la sacoche, je me rendais sur le chantier (construction d’une partie de la papeterie Navarre)… Je passai devant l’usine Charretée… noire de charbon… fumante et bruyante. Devant St_Gobai, elle aussi pleine de vapeur, de fumée, de poussière blanche et jaune qui vous piquait les yeux et le nez… La baraque en planches du chantier, une partie réfectoire, une partie vestiaire. Le bac à flotte devant la porte pour réchauffer les gamelles… Le bureau du chef de chantier, un Italien surexcité en pantalon de gros velours noir,et le béret en permanence sur la tête. A l’époque, je ne pouvais pas comprendre son état de tension permanente qui le mettait dans des rages terribles. La raison en est qu’il était dépassé par ses responsabilités. C’était sûrement un très bon maçon, mais là, sur ce chantier de l’entreprise Marion, il était le responsable de la construction (la partie bâtiment) de toute une usine, dont le faite se terminait par un dôme en béton armé, du plus bel effet,d’ailleurs,mais ça, on ne s’en rendit compte que lorsque l’ouvrage fut complètement achevé… Dans ses colères, je l’ai vu jeter son béret au sol,le piétiner en jurant fort en Italien,avec un épouvantable accent !! C’était plutôt comique et on ne se privait pas de nous marrer… ce qui redoublait sa colère…
Pour situer le personnage, je me souviens d’un matin ou, sur un établi,j’avais quelques difficultés, avec un arrache-clous, à extraire une pointe d’une planche… Il m’écarta de l’établi et, d’un geste violent, voulut l’arracher à la main !!! Il s’arracha toute la paume… et la pointe, bien évidemment, ne bougea pas… Cet homme là, ce fut mon premier chef ! Un cas !! Mais j’en ai connu d’autres… des pires.
Sur ce chantier, je retrouvais un copain du centre d’apprentissage. En ce qui me concernait, j’étais embauché comme compagnon… la paie était quand même nettement supérieure. Lui, non, il ne voulait pas la moindre responsabilité et préférait un statut de manœuvre qui lui ôtait tout souci.
Lui aussi avait sa particularité et je crois qu’il en était assez fier !!
Dans les douze coups de midi, il avalait son litre de rouge. Il souhaitait avoir du monde autour de lui pour réaliser cet exploit. Je crois même qu’il prenait parfois des paris… Il entonnait donc le litron de gros rouge au premier son de la cloche de l’église de Grand-Quevilly, et, quand le douzième coup avait sonné, il faisait constater que la bouteille était vide… j’étais pas admiratif, j’avais encore en mémoire les images de l’école. À gauche, le foie d’un homme sain, à droite, celui d’un ivrogne… plutôt dégueulasse, violacé… Non, vraiment, ça ne m’inspirait pas.
Je travaillais en équipe avec un vieux. Un vieux qui n’avait pas plus de 65 ans !!! Il était grand, maigre, toujours voûté, les cheveux gris pisseux sous un chapeau minable et cabossé… Triste à mourir… C’était encore flou dans mon esprit, mais je me promettais de ne pas finir comme lui!! Je m’emmerdais ferme en sa compagnie, mais il m’apprenait quand même quelques ficelles du métier. En échange ,moi qui étais souple comme un chat à l’époque, je lui épargnais tous les endroits qui nécessitaient une forme physique qu’il avait perdue depuis longtemps. En plus ,il était asthmatique et, dans les brumes matinales, avait souvent des crises. Il sortait alors de la poche de son grand manteau une espèce de poire munie d’un petit tuyau dont il se mettait l’extrémité dans la bouche… et puis il pressait la poire 5 ou 6 fois… Du coup, il retrouvait des couleurs, son souffle et sa respiration. Dans mon souvenir, il était pitoyable.
Probablement que sa place n’était déjà plus là et qu’il aurait été préférable pour lui d’être bien peinard et au sec.
Quand à moi, j’aurai dû, dès cette époque trouver autre chose pour gagner ma vie. Comme mon horizon était plutôt bouché, je cherchais l’évasion vers un éventuel embarquement et un « ailleurs » qui, me semblait-t-il, serait forcément plus agréable… (d’où, sensiblement à cette période, notre voyage vers Fécamp et pour Terre-Neuve).
Il est certain que si j’avais trouvé un moyen de gagner les quelques sous que me rapportait ma quinzaine sans avoir besoin d’aller journellement au charbon, j’aurai abondé dans ce sens. Mais, je n’étais ni combinard,ni particulièrement débrouillard et, comme tout un chacun, je ne voyais pas d’autre solution pour me faire quelques tunes. Fin des années quarante, début des années cinquante,et malgré les avantages sociaux qui avaient été mis en place à la libération, la vie sur les chantiers du bâtiment était rude. Pour nous protéger de la flotte,un sac de ciment retourné sur la tête et les épaules faisait l’affaire… j’avais un jour demandé, suite à une blessure légère à la main, à mon chef de chantier, s’il était possible de nous procurer des gants de manutention… il m’avait répondu : « Non mais ça va pas… tu te crois en Amérique !! » J’avais 17 ans, je n’ai pas insisté…
Quand aux horaires, affichés sur la porte du bureau, c’était jamais moins de 54 heures par semaine. Je n’ai vraiment bénéficié des 40 heures que sur la fin de ma carrière.
Ce qui me plaisait bien (tout n’était pas négatif), c’était cette impression de liberté… et que j’ai essayé de conserver durant mon temps d’activité : j’apporte ma force de travail, je suis payé en conséquence. Ça me semblait une bonne formule… Pour que ça fonctionne bien, faudrait pas vieillir… à cette époque, je ne pensais pas une seconde à cela… !
J’étais bien conscient de ne pas être parmi les plus favorisés de la vie mais je m’en accommodais et à 17 ou 18 ans, monter des échafaudages, y grimper, ça me plaisait assez… Pas de projet de carrière, et, comme le travail ne manquait pas, pour un salaire horaire un peu plus élevé, une prime plus importante, je quittais facilement un emploi pour un autre. Le travail étant le même, ce qui importait, c’était sa rémunération. Cette fois, embauché chez Aubrun, construction d’une usine Gaz de France, en 51 ou 52 ,et j’y resterai jusqu’à mon départ à l’armée… un bail… qui ne se renouvellera pas souvent au cours de ma vie professionnelle !!!!
Des pieux en béton armé en quantité qui s’ enfonçaient comme dans du beurre… et qu’il fallait rallonger, enfoncer à nouveau dans le sol afin de trouver « du dur » et de pouvoir enfin couler les fondations et de commencer la construction de l’usine. Des tonnes et des tonnes de béton… Tout cela rasé à peine 20 ans après, la conjoncture économique ayant changée… La papeterie Navarre aussi, mais quelques années plus tard, avec son beau dôme arrondi… Tout par terre… et on passe à autre chose. Le chantier de Normandie, fleuron de la construction navale régionale découpé au chalumeau et transformé en un tas de ferraille. J’y avais travaillé également… mon frère aîné y avait fait son apprentissage… Bon, en gros, c’était plus rentable… on a tout désaillé… ! Heureusement, j’étais là… et j’ai peint une partie de la destruction.
Emporté par mon élan, j’ai dû peindre la grande paroisse…l’usine Charvet, démolie, elle aussi, un an plus tard… celle-là, on me l’a achetée, et c’est sûrement pas pour son aspect joyeux et coloré. J’en étais assez satisfait, comme des trois autres, que j’avais essayé de peindre dans leur véritable ambiance, disons plutôt merdique. A l’époque, j’y croyais dur… et j’étais convaincu qu’une bonne toile ne pouvait se faire que sur le motif !! … Quand à la vente, sure qu’il vaut mieux peindre des belles cabines de plage colorées ou des paysages enneigés dans une ambiance brumeuse bien de chez nous, c’est forcément plus porteur que des tristes usines qui n’évoquent que des pues-la-sueur entrain d’exécuter un boulot forcément chiant et le plus souvent pénible et répétitif.
En ce qui concerne Charvet, j’avais planté mon chevalet face à l’usine, entre les multiples voies ferrées…où passaient des trains qui manœuvraient sous mon nez et me bouchaient la vue… C’était quand même le bon temps et ça s’éloigne dare-dare… !
Donc, je travaillais dans ces lieux industriels jusqu’à mon départ à l’armée. Départ qui eut lieu en avril 54… Pour l Algérie, dans les zouaves… moi qui avait demandé la marine, j’étais servi… Je passe sur les détails, il faudrait beaucoup d’autres feuilles !!!
Dès notre arrivée, il fut question qu’on allait nous en faire baver… c’était, le 3ème zouave, un régiment disciplinaire. La raison de notre affectation dans ce régiment, pas la moindre idée… et qu’importe. En ce qui me concernait,à part la contrainte que représentait pour moi le service militaire, l’obligation d’être là et d’y perdre mon temps, tout ce qu’on me, faisait faire et qui semblait insupportable à la majorité de mes copains, me semblait être un bon exercice physique au grand air et bien moins pénible que ce que j’avais connu sur les chantiers… et même qu’on faisait la sieste l’après-midi… Pour faire bref, si je ne me suis pas trop plu à l’armée, c’est pas cet aspect-là qui m’en a dégoûte… Et pourtant j’en ai fait des kilomètres à pied et j’ai souvent et longuement crapahuter dans le djebel… Par contre, oui ; l’impression de ne pas être à ma place quand ont commencé les problèmes et qu’il a fallu participer aux opérations de maintien de l’ordre… Faudrait que je trouve le temps de raconter par le menu ces deux années en Algérie.
A ma libération, on m’a proposé de rester. Je serai passé sous-off… sergent ; on me le conseillait : « que faites-vous dans le civil ? »… Réponse : charpente, coffrage… bâtiment… où je savais par expérience que je serai moins bien payé que ce que l’armée me versait comme solde depuis 6 mois… nourri, logé, habillé, même plus besoin de cirer mes pompes ni de repasser mes liquettes… !
Bon, je voulais rentrer… les copains… les copines… la liberté. Marre des gradés, des règlements et du rôle qu’on nous faisait jouer dans ce pays où je ne me sentais plus tout à fait à ma place. Bien content de quitter les lieux… et vive le retour dans le civil… La fête pendant une quinzaine avec le pognon que j’avais touché à ma libération !! Avec les potes, on s’est bien marré… mais voilà, plus un radis. J’avais quand même eu la bonne idée de me payer un chouette futal et une veste en tweed… il me semble. Fallait bien frimer un peu… Et puis, j’avais tellement de temps à rattraper…
Mon frère m’a fait embaucher chez Fives-Lille, une boite du Nord qui montait une installation d’usine dans la Shell, à Petit-Couronne. Le boulot ne manquait à l’époque… Mais, dès l’embauche, je me suis retrouvé dans les escaliers de cette fameuse installation, avec un autre, comme moi, recruté récemment, une grosse bouteille d’oxygène sur l’épaule, à grimper dans les étages… C’était lourd, c’était dur… et tout le reste à l’avenant. Et puis, jour de paye, une quinzaine de jours plus tard. Bien inférieure à la solde que je touchais sous l’uniforme… Il y avait les copains… les filles étaient belles et j’avais dû, pendant ces deux années manquer d’affection. Je suis resté… Mais la tentation de reprendre du service m’est venue… pas assez forte, cependant pour repartir. J’ai donc fait le choix de ce que je pensais être la liberté !!!!
Fin du premier épisode…
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En titre, j’ai mis « premiers chantiers »… J’en avais oublié un, … le tout premier. C’était en 48, j’allais sur mes 15 ans et nous avions décidé, mon copain André et moi, accompagnés de Pierrot, de partir sur les routes de Normandie, voir, entr’autres et de tout près, le mont Saint-Michel… puis un petit crochet en Bretagne… ensuite suivre le bord de la Loire jusqu’à Beaugency où mon frère Christian devait être en colonie de vacances… Et retour.
Évidemment, ce périple à bicyclette. … et, de bicyclette, je n’en possédais pas encore. La maman de mon copain André me proposa le sien, un gros vélo belge, noir vieux, pas très bien entretenu, un seul frein et pas de dérailleur… ! Bon, j’allais pas faire des manières, je m’en contenterai… comment faire autrement ?
Le problème du vélo réglé, il en restait un autre… et de taille ! J’avais pas un sou en poche. Il fallait changer un pneu et une chambre à air au vélo, y accrocher au moins une sacoche ; et puis, il fallait aussi pendant notre voyage assurer la bouffe et les frais occasionnels qui se présenteraient… Une seul solution en ce qui me concernait, trouver un « job » pour me faire un peu de fric… !
Mon frère aîné me fit embaucher dans un entreprise de peinture qui avait la totalité de ses activités dans la Shell à Petit-Couronne. Peinture des réservoirs, des citernes, des tuyauteries, des charpentes.
La première matinée me sembla durer une éternité… Le chef de chantier m’avait fait grimper sur le toit d’un réservoir qui me semblait immense et m’avait remis une spatule et une grosse brosse métallique. J’étais sensé gratter la rouille et enlever les taches de graisse. Peut-être m’avait-il donné ce travail histoire de m’occuper, sans exigence particulière. Mais moi, sûrement que je voulais mériter mon salaire… alors, durant toute la matinée, j’ai gratté le toit du bac avec acharnement, et, quand la sonnerie de l’usine a retenti, j’étais complètement crevé !!!
Elle m’avait semblé bien longue à venir, cette sirène qui, habituellement, me prévenait qu’il était temps d’interrompre mes jeux et de rentrer à la maison pour déjeuner. L’après-midi me parut aussi longue et ennuyeuse. L’usine me semblait triste et sans attrait, pleine d’odeurs puantes, et le travail que je devais fournir de peu d’ intérêt. J’étais pourtant décidé à m’y accrocher, c’était ma seule possibilité de participer à ce voyage en compagnie de mes deux copains. Qui, eux, attendaient peinardement que j’ai gagné mes quelques sous pour préparer notre départ. Ils étaient tous les deux fils de commerçants et leurs parents pouvaient leur remettre en argent de poche plutôt plus que ce que je gagnerai pendant mes deux semaines de boulot. Je les enviais un peu, mais sans plus. Ça me semblait dans l’ordre des choses, ce n’est que plus tard que se poseront pour moi les différences sociales et ce qui en découle dans les rapports entre les uns et les autres. Pour le moment, fallait bosser et, la toiture du réservoir étant « impec », on m’avait mis en équipe avec un Allemand, prisonnier de guerre (ou ancien prisonnier de guerre) qui sablait tout ce qui devait être peint.
Mon travail consistait à remplir de sable bien sec une espèce de trémie métallique d’où sortait un tuyau muni d’une buse à son extrémité. Un compresseur envoyait de l’air dans cet appareil, et le sable sortait de la buse sous pression. L’Allemand, (il s’appelait Hans) le tuyau bien en main, sablait méthodiquement, avec, sur la tête, un grand casque vitré qui le protégeait des grains qui, par ricochet, le frappaient violemment. Après le sablage, la ferraille apparaissait, comme neuve. Venaient alors les peintres au pistolet qui étalaient la peinture avec des gestes amples et qui couvraient très rapidement des grandes surfaces … Tout cela m’épatait un peu. Chez nous, s’il nous arrivait de faire de la peinture, les moyens n’étaient pas les mêmes !!! Mais je ne me sentais pas la vocation et fus bien content de terminer mon contrat…
Dès ma paie en poche, le vélo révisé, en route pour notre périple. Je ne vais pas en faire le récit, je ne veux parler cette fois que de travail. Je peux simplement dire qu’il se passa pour ainsi dire, chaque jour, sous une pluie battante. Qu’il dura onze jours et qu’on fit pas loin de mille bornes. Sur, pas moins de 900, trempés comme des canards !!! C’est ce qui nous décida, l’année suivante, à partir vers le sud… d’où l’histoire précédente, avec mon copain Dédé, de la postière. Cette fois-là aussi, il me fallait gagner assez de blé pour pouvoir entreprendre ce nouveau voyage.
Embauché cette fois à l’usine « Butagaz », au plombage. C’était le nom qui était donné à cet endroit particulier de la boite. Bien qu’il me demanda à deux reprises de le réveiller pour venir se faire embaucher tôt le matin à l’usine, mon copain se garda bien de se lever et, comme l’année précédente, il attendit que je fasse mon mois de travail en vadrouillant, en allant se baigner à la piscine ou dans la Seine !! Le plombage, c’était un travail à la chaîne, moins poussé que dans « les temps modernes » de Charlot, mais tout aussi lassant et stressant. Le mien consistait à mettre des collerettes en papier autour du robinet de la bouteille de gaz. A l’époque, il fallait expliquer aux gens comment utiliser ces bouteilles. Une partie des explications se trouvaient sur ces collerettes, une autre sur un prospectus plié et fixé par un élastique au robinet. Les bouteilles arrivaient sur un tapis roulant. Elles venaient du remplissage, (je ne sais pas comment ça se passait, je n’ai jamais été voir). Ensuite, des ouvriers, costauds, les plongeaient dans un grand bac de flotte (contrôle de fuite) et les remettaient sur le tapis. Je mettais ma collerette et, aussitôt après, une femme mettait le prospectus, un peu plus loin, une autre fixait un fil de fer autour du robinet en le torsadant. Encore un peu plus loin, un homme enfilait les bouchons (percés), et, aussitôt après, deux autres les vissaient. Quelques mètres encore, une personne enfilait un plomb dans le fil et l’écrasait avec une pince prévue à cet effet. Tout cela se faisait très rapidement et il était fréquent de se laisser déborder, d’être obligé de laisser passer quelques bouteilles… ce qui était mal vu par les contremaîtres qui supervisaient le bon avancement du travail. J’avais oublié, tout au bout de la chaîne, il y avait ceux qui chargeaient les bouteilles dans les camions. Des balèzes, des durs, dont l’un d’entr’eux ne se gênait pas, parfois, quand le rythme du travail s’accélérait trop, en douce, de venir dans notre secteur avec un bout de ferraille qu’il coinçait entre le rail et les galets du tapis … Il repartait discrètement, quand un élément du tapis cassait du fait de son intervention !!! Du coup, il fallait arrêter le tapis et attendre qu’il soit réparé. Ça demandait bien vingt minutes. Toujours ça de pris… nous les jeunes embauchés, on était drôlement contents de cette interruption qui nous permettait de récupérer et de déconner un peu. Le même ne se gênait pas non plus, quand il en avait le loisir, et quand une des filles (la mieux roulée, forcément) était un peu débordée par son travail, et trop absorbée pour pouvoir protester vraiment, de venir la peloter malgré ses cris… mais aussi ses rires. Je n’approuvais pas trop ce genre de manière, c’était un peu déplacé, ordinaire… Mais pour être franc, j’aurai bien aimé, moi aussi, la peloter… à la condition qu’elle soit d’accord… Ça ne risquait pas de se produire, je devais être pour elle comme son petit frère… ! Bon, voilà, un mois à voir défiler des bouteilles pour gagner quelques sous…
Cette fois, suite à cette expérience, bien décidé à ne jamais plus bosser en usine. Je fis encore une fois une, disons « tentative », sur les conseils de certains de mes copains qui s’étaient accommodés de ce genre de travail et y trouvaient leur compte. C’était à mon retour de l’ armée, suite à mon embauche dans la boite du Nord, avec l’appui de mon frère aîné. Qui fut sûrement déçu de me voir changer encore une fois d’orientation !!
On me mit à un poste où le travail consistait à mettre sur des tapis métalliques (encore), des grosses balles de cellulose cerclés de fils métalliques. Cela s’effectuait avec un diable et, forcément, comme ces balles pesaient très lourds, il y avait un coup à prendre pour y parvenir sans dommage. Il y avait là des anciens, bien rodés et pas peu fiers de savoir effectuer cette tâche sans coup férir… ! J’ai bataillé un moment avant de les égaler. On ne se gênait pas pour me faire sentir que j’étais pas doué !!! Ça risquait pas de me donner des complexes, je voyais à qui j’avais affaire… Je ne risquais pas avec les gus qui m’entouraient d’avoir la moindre conversation un tant soit peu intéressante… mais fallait faire avec… pas le choix. J’alignais donc mes balles sur le tapis, coupais les fils de fer avec une cisaille et, quand il fallait alimenter la machine en cellulose, déclencher le tapis qui avançait et faisait tomber les balles. Tout cela était malaxé, mélangé avec d’autres produits et alimentait la machine, l’énorme machine d’où sortaient les rouleaux de papier. C’est extraordinaire à voir cette fabrication, j’en conviens, mais le rôle que j’y jouais était sans aucun intérêt, et je m’en lassais rapidement. On m’envoyait également faire des remplacements à la râperie. Un genre de travail à la chaîne pour le moins répétitif et dur. Sur des wagonnets arrivaient des rondins de tout diamètre, lourds, imbibés de flotte. A ce poste, on était devant une machine appelée « défibreur ». Dans ce grand atelier, il devait bien y en avoir une douzaine, avec chacun un homme pour l’alimenter en rondins. A l’intérieur de ce défibreur, une grosse meule qui tournait rapidement, arrosée en permanence par une eau chaude et puante qui dégageait de la vapeur et dans un bruit infernal. Cette meule, invisible de l’extérieur, se trouvait dans un bâti en fonte muni de quatre logements avec chacun une porte. A l’intérieur de chacun de ces logements, une presse actionnée par des vérins. Le rôle de ces vérins était de pousser et d’écraser les rondins sur la meule… de défibrer le bois pour en faire, ajouté à d’autres ingrédients, de la pâte à papier. Notre travail, à ce poste, c’était d’enfourner des rondins dans cette machine… ! Et c’était pas particulièrement marrant !!… ouvrir la porte de gauche, remplir le logement de rondins… refermer la porte, actionner la presse, recommencer la même opération sur le second logement, puis sur le troisième… ouvrir enfin le quatrième, se dépêcher de le bourrer dans l’espoir de souffler un peu…. actionner la presse… Mais déjà, le premier est vide, la meule a tout rongé. Il n’y a plus qu’à le recharger !!!Impossible de tricher, si on ne remplit pas le défibreur, la meule fait un boucan d’enfer et le ou les contremaîtres accourent !!! Pas d’autre solution que de remplir sans mollir cette saloperie de machine… Je faisais ce travail occasionnellement, comme remplaçant, et je me rendais bien compte que le responsable de l’endroit où j’avais mon poste habituel ne ratait pas une occasion de m’envoyer faire ces tâches encore plus déplaisantes. Il y avait aussi le chargement de rouleaux d’une matière qui entrait dans la composition de la pâte à papier. Forcément lourds, humides… et les wagonnets de kaolin, remplis à la pelle, trimbalés dans l’usine et vidés en les basculant à des endroits bien déterminés et toujours pour alimenter la machine… et faire du beau papier bien blanc. Pour ma part et avec juste raison, je trouvais tous ces travaux chiants et je sentais bien que sans un poste plus intéressant, je ne ferai pas de vieux os dans cette usine. Avec ça qu’à l’époque, on faisait les trois « huit », neuf jours dans chaque quart, une journée de repos… Ça faisait pas lourd de week-ends par an !!!
J’en étais arrivé à détester cette usine, mais je ne devais pas être fichu comme tout le monde… ! Mes collègues, mes copains, semblaient s’y plaire et projetaient sans la moindre hésitation d’y passer leur vie. Forcément, il y avait dans ce choix une sécurité d’emploi que finalement je ne connaîtrai jamais. Qui était dans le vrai, je n’ai pas la réponse. Probablement que je ne savais pas très bien ce que je voulais, mais je savais ce que je ne voulais pas. Et c’était sur, je ne ferai pas carrière dans ces lieux. Un beau jour, à la surprise générale, (on ne quittait pas souvent une place dans cette usine), j’ai pris mon compte… j’avais quand même tenu le coup pendant huit mois… Il y avait des influences dans mon proche entourage, sinon cette décision aurait été prise bien plus tôt !!!
Retour sur les chantiers, sans connaissance particulière, sans appui, que faire d’autre pour gagner sa vie honnêtement ? Je ne voyais pas d’autre alternative. Je me suis mis à la recherche d’un emploi dans les entreprises du bâtiment. A Marseille, tout d’abord, quitte à reprendre ces nouvelles activités, autant que ce soit dans le sud. Ça ne dura qu’un temps, trop de frais, sûrement un salaire insuffisant… Adieu le soleil et retour en Normandie. Divers emplois, et puis une proposition de partir à Lourdes, … pas comme pèlerin… seulement pour travailler à la construction de la fameuse basilique souterraine !!
C’était en plein hiver, il faisait dans ce pays un froid de voleur. Mon collègue et moi logions dans une piaule sous les toits. Il y faisait tellement froid qu’avant de nous glisser dans les draps, on brûlait des feuilles de journaux sur le sol, histoire de faire monter un peu la température et de rendre le coucher plus agréable !! Je suis revenu de ce chantier bien décidé à changer de branche. Le bâtiment m’avait déçu, aussi bien par ce qu’on nous demandait en rendement que ce qu’on nous proposait en salaire… La conjoncture en ce qui concernait l’emploi à cette époque était surtout favorable à ce qui était lié au pétrole. Il fallait m’orienter dans cette direction… Commencer forcément comme manœuvre, j’ignorais tout des métiers en rapport. Embauché dans une boite qui construisait des réservoirs pas loin de chez moi.
Première journée, où j’avais constaté que la sécurité n’était pas trop respectée, mais que le personnel semblait s’en accommoder et trouver ça normal… Qu’avais-je à dire, moi la bleusaille devant cette situation ? Fin de la journée, le chef d’équipe, (un fada du boulot toujours surexcité) fait monter une dernière tôle… je lui fait remarquer qu’il est, à une minute près, l’heure de la débauche et, forcément, je me fais envoyer sur les roses, que n’y connaissant rien, je n’avais pas à la ramener. Je m’écrase donc et participe à la mise en place de cette fameuse et dernière tôle… Une fois qu’elle se trouve installée, il faut encore accrocher le chariot qui a servi à la mettre en place. Malheureusement, l’anneau qui avait servi à l’accrocher à la grue casse juste au-dessus de l’échafaudage où nous nous trouvons tous. Le chariot tombe à mes pieds, rebondit et frappe mon voisin en pleine poitrine qui, sous le choc, est projeté dans le vide… Nous nous trouvons à une dizaine de mètres du sol. Je me penche et je vois notre collègue allongé, le haut du corps sur un tas de tôle, les jambes au sol, dans une drôle de position et ne bougeant plus. Affolement… et puis secours… ambulance et départ pour l’hôpital… Je ne le connaissais pas, et je ne le revis jamais. Ça commençait bien, mes nouvelles fonctions !! Peu de temps après, le burineur fit une chute, moins grave que la précédente, mais nécessitant quand même une hospitalisation. Et puis,cerise sur le gâteau, un jour, et ça me concerne vraiment, une tôle simplement pincée dans un système de serrage faillit m’écraser. C’était l’incident de trop !! et qui, ce n’est pas une plaisanterie, aurait pu me coûter la vie.
Mon apprentissage dans les travaux pétroliers se trouvait compromis, car, suite à cette série d’accidents, je quittais sans regrets cette turne qui aurait bien fini par avoir ma peau !!! J’avais également écrit à des sociétés de recherche pétrolière et je reçus aussi une ou deux propositions… à laquelle je ne donnais pas suite. J’étais tombé un jour sur un article, dans un magazine, parlant du salaire qu’avaient touché des soudeurs sur la pose d’un « pipe-line » dans le Sahara. Ça m’avait fait rêver. Après tout, la solution était peut-être là !! apprendre à souder (des tubes, et forcément, c’est moins évident). Il y avait loin de la coupe aux lèvres… Je n’avais jamais utilisé un poste à souder et à plus forte raison le moindre électrode… Je n’y connaissais rien en tuyauterie. Ça n’allait pas être facile. La seule solution que je pouvais envisager, c’était à nouveau de me faire embaucher au tout premier échelon et d’apprendre sur le tas. Il y avait une société qui venait de s’installer dans la « Shell ». Je m’y pointais. Il y avait sur le parking de cette boite des voitures américaines en quantité. Ça laissait supposer que leurs propriétaires avaient de bons salaires…
Je fus embauché pour un salaire supérieur à celui auquel je m’attendais et, dès le lendemain, je pris mes fonctions. Il s’agissait pour moi de couper au chalumeau des tubes de tous les diamètres et de toutes dimensions. Un peu de responsabilité, ce qui m’avait valu un meilleur salaire. C’était pas pour autant le Pérou, mais j’étais dans la place… Il ne me restait plus qu’à me débrouiller pour me faire la main. Ce n’était pas le matériel qui manquait, plutôt le temps pour l’utiliser. J’étais embauché pour bosser ; pas pour me former. Cette boite, c’était pas un centre d’apprentissage. La seule solution, c’était de rester le soir, après l’horaire légal et d’utiliser un poste à souder, des électrodes, des morceaux de ferraille et de s’entraîner. Encore fallait-il avoir l ‘accord d’un responsable. Ce n’est qu’après avoir fait mes preuves qu’on m’en donna l’autorisation. C’était maintenant à moi de jouer. Je me lançais à fond dans la fonte des électrodes, et dans l’observation des vrais professionnels qui en connaissaient toutes les techniques. Le midi, pendant l’heure du repas, j’avalais en vitesse un casse-croûte et, aussitôt après, je me glissais sous l’établi (métallique) pour souder « au plafond », comme on dit, dans cette position la plus inconfortable techniquement et physiquement. C’est de cette façon que petit à petit, et avec de la persévérance que j’appris la profession heureusement recherchée à cette époque.
Dans les mois qui suivirent, mon statut changea quelque peu… Mon salaire aussi. On devait me considérer comme un bon élément qui cherchait à faire son trou dans la société !!. Je voulais surtout devenir un excellent professionnel pour me permettre d’avoir des prétentions salariales inaccessibles jusqu’à présent. Je me préparais des morceaux de tubes chanfreinés que j’assemblais et que je soudais en position, comme ça se fait quand on passe un véritable test de soudure et qui vous permet, une fois cette homologation obtenue de travailler sur les tuyauteries pétrole… en un mot, être reconnu… et surtout, beaucoup mieux payé. C’était peut-être une ambition modeste, mais c’était la seule qui me semblait à cet instant, accessible. Je ne parle que de travail depuis pas mal de pages… c’est voulu… mais je tiens quand même à préciser que parallèlement à ce côté laborieux de mon existence, il y en avait un autre fait de joie, d’insouciance, de fêtes, avec des copains et des copines, avec des amours… et sans les emmerdes !!! Ça méritera peut-être un jour un chapitre…
Nous étions dans les années 56, 57, 58, ..59… J’avais entre 23 et 26 ans et je crois pouvoir dire les avoir bien vécues… Revenons au boulot puisque ce récit en est la raison. Un jour, me sentant fin prêt, je demandais à passer l’homologation. Je passe sur les détails, la venue des contrôleurs, présents pour s’assurer que tout se passe dans les règles… Le contrôle visuel d’abord, bon, ce qui n’était pas si mal, et puis la radio. Un défaut de reprise… faudra recommencer. Je prends date pour recommencer l’opération et, avec l’accord du chef de chantier me remet à l’entraînement dès que ça m’est possible. A la deuxième tentative, j’obtiens la licence de soudeur sur tuyauterie pétrole. C’est pas grand chose, j’en conviens, mais à cet instant, mon salaire, à peu de chose près, se trouve doublé… ! Je reviens le lendemain à l’atelier avec un moral décuplé !! A cause de la conjoncture, le métier que j’avais appris en centre d’apprentissage n’embauchait pas, ne payait pas, (c’était la menuiserie) et une spécialisation comme celle où je m’étais investie depuis quelques temps allait me permettre de gagner ma vie. Avec l’obligation fréquente, cependant, de bouger. Ça tombait bien, c’était mon objectif !! Tout le monde sait qu’ailleurs c’est toujours mieux. Je ne devais pas tarder à en faire l’expérience…
La boite nous proposait déjà, à un collègue dans mon cas et à moi-même, de partir sur un de ses chantiers, et pour cette fois, en Algérie. A Mers-el-Kébir. Pose d’une canalisation dans le port. Une fois les conditions satisfaites, sans trop nous soucier du conflit qui s’était amplifié depuis quelques temps, nous voilà sur le pied de guerre et prêts à partir. Je m’étais pourtant promis, à mon retour de l’armée de n’y plus revenir. !! Je ne pouvais pas savoir à l’époque, que j’y retournerai, pour des raisons professionnelles, en 63… puis en 70 !!
Fin du deuxième épisode.