APPRENTISSAGE

Après avoir obtenu mon certificat d’études primaires, il fût décidé que j’irai en apprentissage… Et le choix de l’établissement se décida sûrement sur la proximité : le centre Henry Fayol, à Grand-Couronne. Pas loin de 3 kilomètres quand même à effectuer matin et soir et, forcément, à pied. ça ne me posait pas problème. Je n’avais pas, et depuis toujours connu d’autre moyen de me déplacer, mises à part les très exceptionnelles sorties vers Rouen ou à la campagne, chez ma grand-mère, qui elles, se faisaient par le train. Cartable sous le bras, il y avait déjà pas mal de temps qu’il n’avait plus de poignée, s’alourdissant de mois en mois par l’accumulation des livres et des cahiers, je faisais cette route sans rechigner. Parfois à travers champs, et le long de la voie ferrée, parfois en rejoignant la route nationale au niveau du chemin du Milthuit, ce qui devait apporter de la variété dans le parcours.Les cours commençaient la plupart du temps par de l’instruction générale et une remise à niveau pour les plus faibles. L’après-midi, atelier. Le premier trimestre, nous passions d’un atelier à l’autre, une bonne semaine dans chaque, pour nous faire connaître les différents métiers qu’il nous serait possible de pratiquer, suivant nos goûts et nos aptitudes. Maçonnerie, avec, (je me souviens des noms) Mr. Quibel. En serrurerie, Fossard, toujours sur son vélo de course, en électricité, je ne me souviens pas…. En chaudronnerie, Leroy… En menuiserie, Mr. Layet, en ajustage, Popof… je ne me souviens que de son surnom !
Après avoir tâté quelque peu à chacune de ces professions, il fallait se décider. Pas question d’envisager autre chose, que des métiers du bâtiment. La France était à reconstruire et nous étions la jeunesse qui en serait chargée !! Tout à l’honneur de mes parents de m’avoir donné cette possibilité avec les très modestes moyens dont ils disposaient. Mon choix se fit sur la menuiserie… Le bois m’avait semblé plus agréable à travailler que la ferraille… et puis, dans l’atelier, ça sentait bon. Ce sont probablement les seules critères qui guidèrent mon choix. Les possibilités que m’offrirait le métier, je n’y pensais pas. Je ne devais pas être encore en mesure d’évaluer ce que pourrait être mon avenir… et mes parents ne pas savoir très bien quoi me conseiller. Je sais depuis longtemps que ces trois années passées dans ce centre m’auront été profitables, même si les circonstances ne m’ont pas permis de pratiquer ce métier. Les gens qui s’efforçaient de nous former, professionnellement, intellectuellement par une instruction générale peut-être élémentaire étaient des types bien qui pratiquaient leur métier d’enseignants avec conscience et rigueur et j’ai en moi comme un regret de ne pas, dans les années qui ont suivies, leur avoir dit toute l’estime et le respect que j’avais pour eux.
La première année se passa pour moi sans difficulté. Je n’avais pas trop d’effort à faire pour obtenir de bonnes notes… et, ayant compris cela, dès que ça m’était possible par l’emploi du temps, (étude, sport ou travaux d’entretien), je m’échappais par un trou de la clôture et faisais l’école buissonnière… ce que je n’avais jamais osé faire durant ma précédente scolarité. Je craignais forcément que mes parents en soient informés, mais, en même temps, et pour moi, en prenant ce risque, j’avais le sentiment de m’affirmer, de surpasser mes copains qui se dégonflaient de le prendre. Je me traînais dans la forêt ou au bord de la Seine, avec un peu la crainte de rencontrer un adulte me connaissant et pouvant prévenir ma famille. Et puis,fatigué par l’escapade, je me décidais à rentrer à la maison.
En fin de première année, au cours d’une de ces sorties clandestines, il m’arriva une mésaventure, bien banale mais qui m’obligea à un travail fastidieux mais qui valait toutes les révisions. Pour m’échapper du centre, je passais au milieu des tas de rondins stockés sur le terrain de la papeterie SONOPA voisine du centre d’apprentissage. Ça m’aidait à quitter les lieux discrètement. Je me retrouvais ensuite dans des prairies boueuses, pleines de bosquets et coupées ça et là par de petits ruisseaux qu’il me fallait sauter en évitant de tomber dedans. Obligé pour y parvenir sans dommage, de jeter auparavant sur l’autre rive mon cartable qui m’embarrassait. J’avais jusqu’à présent toujours réussi l’opération. Cette fois, la chance ne devait pas être de mon côté car je vis mon cartable pourtant projeté de toutes mes forces, dévaler le fossé et tomber dans la flotte, plutôt profonde à cet endroit!!Il n’y avait qu’un très léger courant mais suffisant pour m’en retarder la récupération. Quand je parvins enfin à le sortir de l’eau, je pressentais le désastre ! Mes bouquins étaient détrempés et dans un piteux état… mais utilisables après quelques heures de séchage… Quand aux cahiers, toutes les pages où je m’étais tellement appliqué à écrire devoirs et leçons, ce n’était plus, pour les 80% d’entr-eux, qu’un barbouillis d’encre bleue qui les rendait totalement inutilisables, et impossibles à présenter. Je rentrais ce jour là à la maison un peu attristé par cette mésaventure et sachant déjà ce qui m’attendait : réécrire tous les cahiers salis et illisibles !! La corvée !… Plus question de m’échapper quand il n’y avait pas cours… ou pendant les heures d’études ! Chaque moment disponible était consacré à la remise en état de tous ces écrits. Ça m’avait valu mes quelques économies pour me racheter des cahiers… et la nécessité d’en emprunter les textes aux copains pour les recopier.
Bon, j’étais guéri pour un moment de l’école buissonnière ! Le seul côté positif dans l’histoire fut cette relecture rendue obligatoire de ce que nous avions étudié au cours de l’année et qui fit de moi un des meilleurs de la classe au cours des interrogations de fin d’année !!! Il m’arrivait souvent, avant de partir au centre, d’aller tout d’abord chercher le pain chez Ménard, notre boulanger, qui avait sa boutique tout en bas de Petit-Couronne, rue Pierre Corneille. Fallait bien compter plus d’une demi-heure pour effectuer l’aller et retour… je considérais ça comme un bon entraînement, pas comme une corvée et j’en profitais, au retour pour manger la pesée que la boulangère ajoutait au pain pour faire le bon poids. Rassasié, je prenais mon cartable et repartais sans traîner. Je croisais en route toutes sortes de gens, mais surtout des ouvriers ou des employés qui partaient à leur travail… et, la plupart du temps, à pied, ou à bicyclette. La bagnole, dans ces années-là, personne n’y songeait encore. Les rares personnes qui en possédaient une la sortaient le dimanche… Le long de la route, face à la raffinerie, il y avait des bistros qui faisaient restaurant… plutôt cantine, je suppose, pour nourrir une main d’œuvre qui devenait de jour en jour plus nombreuse dans la région.
Nous étions en 1947, peu de temps après la guerre… c’était le plein emploi !! De ces bistros sortaient souvent des clients plus qu’éméchés et j’assistais parfois à des scènes qui valaient le détour et m’ouvraient les yeux sur les choses de la vie. Parfois des pugilats, plus souvent de la grosse rigolade. Le matin, je doublais souvent un homme d’un certain âge (surtout pour moi qui n’avait pas 15ans), que je connaissais, -une personnalité dans la commune, genre sénateur- d’ailleurs il en avait la démarche, c’est pour cela que je le doublais presque chaque jour, nos horaires étant à peu de choses près les mêmes. On m’avait appris à dire bonjour et je ne manquais pas de le saluer bien poliment. Je sentais bien dans sa réponse comme une espèce de condescendance. Faut dire qu’on n’était pas du même monde… et ça sautait aux yeux. Toujours vêtu d’un costume impeccable, cravaté, le melon sur la tête, élégant, distingué, un par-dessus très chic et sûrement très confortable dès qu’il faisait un peu frisquet, par comparaison, mes modestes frusques devaient détonner. Tout cela ne me gênait en aucune manière, les différences de statut social ne m’atteignaient pas encore… Et puis, je savais confusément qu’il avait une grosse situation à la SHELL… Peut-être même qu’il était directeur… !
J’ai assisté un matin à une scène qui lui enleva toute cette superbe et qui, en ce qui me concerne, me troubla quelque peu. Il me semblait qu’un personnage aussi digne, cossu, représentant en quelque sorte la bourgeoisie de notre commune devait être irréprochable, inattaquable sur ses comportements, puisqu’en plus, chaque dimanche matin, il ne manquait pas la messe, accompagné de son épouse et ayant une place réservée dans le chœur, au milieu des culs bénis de la paroisse. Ce jour-là, nous nous trouvions ensemble devant l’un des troquets qui faisaient face à l’usine. Je venais sûrement de le saluer comme à l’accoutumé quand je vis surgir du bistro un énergumène plus que surexcité et peut-être déjà bien éméché malgré l’heure matinale. Je le connaissais. C’était le père d’un copain d’école, réputé pour son goût pour toutes sortes de boissons alcoolisées, avec une forte préférence pour le pastis, bien que ça ne sert vraiment à rien de le préciser. Il était mal fagoté, pas très frais, semblait drôlement remonté et la raison de sa colère semblait être ce personnage que je rencontrais chaque jour. Il avait tout de l’arsouille avec sa casquette de traviole, son foulard rouge, ses rouflaquettes et, s’il avait sorti de sa poche un surin, ça ne m’aurait pas tellement surpris. On n’en était pas là. Pour l’instant, il injuriait le père Tannet (c’était le nom du bonhomme), le traitant de vieux dégueulasse et que je vais te casser la gueule, espèce de gros pourri… J’étais scié de voir ce gugusse user de mots aussi grossiers envers cet homme qui représentait pour moi, à l’époque, l’ordre, la droiture, celui qui faisait les discours dans les cérémonies, genre rassemblement devant le monument aux morts… et roulement de tambour. J’assistais donc à la scène, me tenant un peu à l’écart, mais n’en perdant pas une miette. Voilà un événement qui changeait mon quotidien. Le père Tannet, de l’autre côté de la route, avait, me semblait-il pris ces injures de haut… ça devait pas être la bonne méthode car « Zo », (c’était son surnom) énervé par la réplique traversa la route en courant. Ce faisant, il faisait tournoyer sa musette au-dessus de sa tête, la tenant par la courroie. Il en asséna tout d’abord un coup à toute volée sur la tête de Tannet dont le beau chapeau roula dans la gadoue, (le temps était à la pluie). Et puis il lui envoya quelques coups de poings en même temps qu’il lui faisait un croche-pied… Voilà Tannet au sol, n’ayant pour ainsi dire pas répliqué à l’attaque. Zo continuait de le frapper, mais surtout de l’injurier : « Fumier, je sais que tu me fais cocu, mais ça ne va pas se passer comme ça, espèce d’enfoiré, je vais te faire la peau »… Sa musette tournoya encore une fois et l’atteignit au visage. Ce fut le dernier coup porté. Deux ou trois clients étaient sortis du bistro et empêchaient Zo de continuer de frapper le malheureux! Par contre, ils ne purent l’empêcher de gueuler sa colère et dans des termes des plus ordinaires et grossiers. Le pauvre père Tannet se relevait péniblement, son superbe manteau tout maculé, le visage tuméfié, sûrement mortifié d’avoir un si mauvais rôle dans cette affaire et que j’en sois le témoin. Il ramassa son chapeau et s’efforça de repartir dignement. Mais il me sembla que le cœur n’y était plus. L’humiliation avait été trop forte et, par la suite, il ne répondit plus à mon salut. Probablement qu’il voulait mettre comme une espèce de distance entre cet événement et ma modeste personne qui en avait été témoin !…
Pourquoi avoir parlé de ça dans ce récit « apprentissage »… Je crois que si ça ne fait pas partie du métier proprement dit, ça fait partie des choses de la vie qui vous ouvrent les yeux sur le comportement des gens, sur leur apparence, leur moralité, leur hypocrisie. Il est probable que je suis reparti ce jour là un peu troublé par la violence de l’événement, quand même inhabituel, et que je n’ai pas oublié malgré les années. Ce que j’ai omis de préciser, c’est que Tannet était un homme imposant, grand, massif, donnant un impression de force, de puissance… alors que Zo était petit, sec et n’avait vraiment rien d’un costaud… Et que malgré cette différence physique, c’est lui qui avait eu le dessus et sans difficulté puisqu’il n’y avait pour ainsi dire pas eu de réplique…
Ça m’encouragea peut être à me mesurer avec les copains… à la loyale… la lutte… pas de coups de poings. Je m’en sortais pas trop mal. A condition d’éviter les plus balèzes. Il y a des différences physiques qui dissuadent de s’affronter. Un jour, entre deux cours, et je ne me souviens plus de la cause, je me bagarrais ‘pour de bon’ avec un gars de la même année,(à peine 15 ans). J’eus beau utiliser toutes mes possibilités, mes meilleures prises, rien à faire, je ne tardais pas à me retrouver le nez dans la poussière, totalement immobilisé. Ah, la vache, il était autrement meilleur que moi à la lutte et beaucoup plus costaud !! Bien obligé d’accepter la défaite, contraint et forcé… et vexé de perdre la face devant les copains. Petite blessure d’amour-propre qui sert de leçon.
Faut trouver d’autres moyens quand on n’est pas baraqué pour se distinguer des autres et être quand même parmi les meilleurs. En sport, je brillais pas particulièrement. Bien obligé de constater qu’à la bagarre, je ne ferais pas le poids. Il ne me restait plus, pour me singulariser un peu, que d’être parmi les premiers de la classe et de l’atelier Je me mis à compter de ce jour sérieusement à l’ouvrage et visais désormais les meilleures notes… (Fin du deuxième trimestre.) !!!