A la fin de la première année, à part les maths où je n’ai jamais brillé d’ailleurs, les résultats dans leur ensemble étaient bons. Ma mère était satisfaite et pour moi c’était l’essentiel. J’avais pour de bon commencé à pratiquer un travail manuel, ce qui devait m’aider à trouver mon équilibre. Façonner de ses mains quelque chose, rien de tel pour se sentir bien dans sa peau.C’est en tout cas ce qui s’est passé pour moi et la majorité de mes collègues. Chacun son établi, avec sa griffe, son valet et sa presse, les outils les plus essentiels : ciseau à bois, bédane, maillet, rabot, riflard et varlope. La série des scies indispensables : scie à refendre, scie à chantourner, scie à araser.
A chaque nouvelle pièce que nous devions faire, et avant de l’attaquer, le professeur nous faisait la démonstration de la meilleure façon de nous y prendre pour mener à bien l’opération. J’étais épaté par son coup de patte et aussi par la façon qu’il avait de tirer sur sa cigarette ! Heureuse époque où le tabac n’était pas proscrit. Il fumait des cigarettes dénicotinisées, des gauloises vertes. En trois bouffées, il ne restait plus qu’un clope pendu à sa lèvre et qu’il laissait s’éteindre … Et puis, la démonstration terminée, il retournait à son bureau pour en rallumer une qu’il grillait aussi rapidement. Nous, on s’appliquait à être aussi habile que lui… enfin, on essayait.
C’est long à former un bon ouvrier, surtout que la méthode d’apprentissage que j’ai connue dans ces années-là ne se faisait que manuellement. Pas la moindre utilisation de machine. Ce serait un peu long d’en faire le détail, ce fut lent et progressif, mais au bout de trois années, nous avions une bonne connaissance de la profession et étions en mesure d’exercer, avec au tout début, par sécurité, un compagnon aguerri à nos côtés.
Ce ne fut pas nécessaire en ce qui me concerne puisque je n’ai pas travaillé dans ce métier. Mais, nous n’en sommes pas encore là puisque je termine ma première année.
Pendant les grandes vacances, je bosse dans une entreprise de peinture et fait le tour de Normandie avec mes deux copains.
A nouveau la rentrée. Avec l’aide de mon frère aîné, je me suis retapé un vélo. Gros progrès pour effectuer la route de la maison au centre. Un inconvénient quand même… il n’est pas adapté à ma taille. Trop petit, c’est un vélo de gamin. Bon, en remontant la selle et le guidon presque au maximum, ça fera l’affaire. On s’est un peu moqué de moi à la rentrée… mais pas plus que ça et je m’en fichais… Gain de temps, le cartable sur le porte-bagages, pour moi c’était tout bon.
Nous étions tous de condition modeste et les différences de tenues rares. J’ai dû, ma première année ,faire la route en galoches à semelles de bois. Cloutées soigneusement par mon père pour les faire durer. Et pas discrètes, quand, par exemple, je traversais la classe pour me rendre au tableau.
Il y avait , parmi les internes, des Bretons. La plupart en sabots. Ce qui, dans l’échelle des valeurs vestimentaires, était inférieure aux galoches.
A l’atelier, par contre, nous étions à égalité par les bleus à tout point identiques.
Au début de cet hiver, ma mère m’avait confectionné une veste pour m’en épargner les rigueurs. Elle n’était pas couturière et avait probablement peiné pour parvenir à la fabriquer. Après plusieurs essayages et rectifications, la veste achevée, je l’enfilais par un beau matin frisquet…
La coupe ne devait pas être parfaite mais je ne m’en souciais pas. L’essentiel, c’était d’avoir chaud et, en boutonnant cette veste jusqu’en haut, j’étais bien protégé et prêt à affronter les frimas.
Un ennui, quand même. Par manque de tissu, elle n’avait pu coudre qu’une seule poche. A droite. Pour ne pas avoir l’onglet, il me fallait alterner la main gauche ou la main droite dans cette poche unique… Inconvénient mineur que je surmontais sans problème.
J’avais un vélo, bien modeste, j’en conviens, j’étais vêtu de manière à ne plus me cailler les miches,… ça suffisait à mon bonheur… les exigences de la mode, on connaissait pas.
Un soir, mon père me fit cadeau d’une paire de gants en cuir, bien usagés, c’est vrai, mais dont il restait encore un peu de fourrure à l’intérieur. Pour moi c’était presque du luxe. Je m’empressais de les astiquer et, le lendemain, je les étrennais pour effectuer mon parcours habituel. En arrivant au centre, je les glissais dans mon cartable. J’avais pas envie de me les faire faucher !
Ce petit confort supplémentaire était bien agréable. Je n’eus malheureusement pas le temps d’en profiter longtemps. Un beau matin, la paire de gants sous le bras, dans les water-closets, j’étais bien tranquillement entrain de pisser. La porte n’étant pas fermée, au cours d’une bousculade, un gus la poussa violemment… Ce qui me projeta en avant, et, pour éviter de me cogner dans le mur d’en face, je dus lever le bras rapidement pour m’y appuyer !Imaginez la scène, j’en conviens bien banale et plutôt marrante. Oui mais, pour moi, la tuile ! Car je vis mes gants, et à mon grand désespoir, tomber bien d’aplomb et l’un après l’autre dans le trou des chiottes ! La rage. Et rien à faire. Bien obligé d’accepter ce mauvais coup du sort. Et surtout ne pas en parler. Faire comme si rien ne s’était passé et finir la période hivernale à nouveau les mains nues ! I
l y avait quand même parmi nous dans ce centre d’apprentissage quelques élèves dont les parents devaient avoir une bonne situation. C’était vraiment une très faible minorité et qui se reconnaissait par quelques détails vestimentaires et fournitures scolaires de qualité supérieure.
Le luxe du moment, c’était le stylo à bille qui venait de faire son apparition. Nous en étions encore au porte plume et celui qui sortait de sa poche un « Reynolds » avait un peu tendance à rouler les mécaniques, à craner… Forcément, c’était pas à la portée de toutes les bourses. Dans les cinq cent francs de l’époque… on pouvait se payer au moins vingt porte- plumes avec cette somme.
Ces beaux stylos, modernes et colorés avaient un inconvénient : pas tout à fait au point, ils bavaient, et laissaient parfois des traînées d’encre sur la feuille …du plus mauvais effet. Ce qui valut, au début, leur interdiction. Bien fait pour les crâneurs ! Obligés de faire comme les copains et de réutiliser encriers et porte-plumes.
Les classes où on nous faisait les cours de maths, histoire-géographie, français, dessin industriel et technologie, étaient des bâtiments provisoires en bois, qui durèrent quand même ces trois années et probablement encore longtemps après la fin de notre apprentissage. On y était d’ailleurs très bien. Mises à part quelques matinées d’hiver où le chauffage n’avait pas fonctionné, la salle parfois enfumée et froide. Ça nous gênait pas trop. L’inconfort était la règle à cette époque… il nous suffisait de garder nos vêtements en attendant que ça se réchauffe.
Le samedi matin, nous avions une heure de dessin artistique. Je crois que le professeur n’a jamais réussi à mener à bien un seul de ses cours. Désintérêt de la part de la plupart des élèves, manque d’autorité de la part du prof, c’était à chaque fois le foutoir durant son cours. J’ai pas le souvenir d’avoir mené à bien quoi que ce soit durant cette heure qui finissait la semaine.
Notre professeur de maths était plus efficace et convaincant et savait tenir sa classe, surtout en l’intéressant. Il est parvenu à m’en apprendre assez pour que je dépasse largement la moyenne ! Rien que pour cela, il a eu du mérite… ça n’était pas gagné.
J’étais plus à l’aise en français, où je décrochais sans difficulté les meilleures notes ; En plus, le professeur m’était sympathique, il avait une façon moderne (à mes yeux) de nous transmettre son savoir et je l’aurai volontiers écouté des heures durant. Malheureusement, lui aussi manquait d’autorité et ses cours étaient souvent perturbés par les durs de la classe qui prenaient un malin plaisir à foutre un bordel monstre. Je désapprouvais ces comportements. J’avais compris que c’était un type bien… mais vas faire comprendre ça à des mecs qui n’en ont rien à foutre et qui ne pensent qu’à faire les cons.
Je ne voulais pas non plus passer pour un fayot… Alors, j’attendais que ça passe. Quand le calme revenait, je ne perdais pas une miette de ce qu’il nous disait et qui dépassait presque toujours le programme prévu, abordant toutes sortes de sujets passionnants , auxquels s’ajoutaient des conseils de lecture. En voilà encore un avec qui j’aurai dû garder le contact… Mais, à la fin de ma troisième année, j’avais sûrement d’autres préoccupations et je l’ai perdu de vue. Comme beaucoup d’autres qui auraient été de bon conseil , c’est certain. Je devais manquer de discernement… C’est bien excusable à 17 ans… et sûrement dommage.
Je termine ma deuxième année. Je crois pouvoir dire que j’ai pris un peu d’assurance aussi bien dans mon apprentissage que dans ma vie personnelle. Pour mon passage dans l’année du C.A.P., mon père m’offrira mon premier vélo. Tout neuf ! Un Alcyon, avec lequel je descendrai dans le midi pendant les grandes vacances !
A la fin de chaque année scolaire, un repas de fête est prévu, suite à une exposition des travaux effectués par les apprentis au cours de l’année.
Pour la première fois, nous voyons nos profs se laisser un peu aller. Boire un bon coup…Se tordre de rire en se racontant des histoires, et même pousser la chansonnette à la fin du repas. Ce qui nous surprend, habitués que nous sommes à les voir toujours sérieux et même sévères.
Jusqu’au professeur principal ou surveillant général qui nous chantait : « La Mouche » ! oh ,oh ! Pour bien faire la mouche… oh , oh ! Faut fermer la bouche….! et comme il l’avait fortement de traviole, c’était d’un effet comique irrésistible. Fou-rire dans toute la salle ! Il en revenait pas de son succès… Quand enfin on quittait les lieux, on se sentait pour la première fois en accord parfait avec l’ensemble de nos profs qu ‘on venait de découvrir sous un autre jour et capables de déconner presque autant que nous !!
Et maintenant, A NOUS LES GRANDES VACANCES !!!