Ce jour-là, un mercredi, j’étais drôlement content… j’avais appris par mon voisin Gilbert que le pétrolier Y .68 avait accosté dans le bassin de la raffinerie. Ce qui signifiait que nous allions revoir notre copain, un Américain qui était chef-cuistot à bord. Il devait frôler la cinquantaine, peut-être un peu plus et on n’était pas peu fier de le compter parmi nos potes… ! Je ne me souviens pas très bien comment on l’avait connu… ce qu’il y a de sûr, chaque fois que son bateau jetait l’ancre à Petit-Couronne, il s’arrangeait pour nous rencontrer. Nous, c’est-à-dire Gilbert, Michel L., Michel H. et moi. Faut croire que les enfants que nous étions, nos comportements, notre drôlerie, notre naïveté et notre innocence devaient le toucher et lui évoquer des souvenirs personnels identiques à notre façon d’être. Peut-être avait-il des enfants sensiblement de notre âge.
Ce n’était sûrement pas les seules raisons…mais ça, je le compris un peu plus tard. La maman de Michel H., devait y être pour beaucoup. Elle était encore relativement jeune, veuve ou divorcée… Bon, en tout cas, ce n’était pas notre problème. A l’âge que nous avions, ce que nous ressentions, c’est qu’il nous aimait bien… Il était bel homme, grand, mince et élégant comme l’étaient la plupart des Américains, avantagés par leur uniforme qui me semblait pour moi d’une grande modernité. Des poches de son blouson, il nous sortait des bonbons, des chocolats, du chewing-gum… tout ce dont on avait été privé durant la guerre… et qui était encore le cas. Le bonheur complet quand il se pointait, tout en essayant de tenir quand même une conversation qui prolongeait l’entrevue.
Une précédente fois, nous l’avions manqué lors de son passage et ça nous avait un peu ennuyés. Pour être certain de ne pas le rater, ce mercredi soir, nous prîmes la décision de prendre les devants et d’aller à sa rencontre. Il fallait, pour cela, regagner le bassin de la raffinerie où se trouvait le bateau.
Justement, cette fin d’après-midi-là, le bassin était rempli de rafiots de toutes sortes, tous pétroliers. Du quai où nous nous trouvions, nous aperçûmes le fameux Y.68. Il se trouvait au quatrième rang à partir du quai. Il fallait pour nous y rendre franchir la passerelle… et c’était déjà pas rien… mais surtout enjamber les bastingages successifs et sauter d’un pont à l’autre. On s’est pas dégonflé et, après avoir posé nos cartables sur le quai, on a bravé ces quelques difficultés et mis enfin le pied à bord, comme de vrais marins. Restait plus qu’à trouver la cambuse… mais déjà, on avait été repéré et un matelot nous précédât jusqu’au lieu où l’équipage prenait ses repas.
Dans mon souvenir, du super luxe… et nickel, impeccable. Un petit coin d’Amérique… comme au cinéma. Nous nous asseyons dans cette superbe salle à manger et sur des sièges au confort totalement inconnu. Notre copain fait son apparition, tout surpris mais pas mécontent du tout de nous voir là.
Immédiatement, devant chacun de nous, une assiette, un verre et une cuillère. En moins de deux, l’assiette remplie d’une glace au parfum de vanille, craquante, délicieuse… le rêve… et de la limonade! Les matelots viennent nous voir. On s’essaye à parler un peu… tout le monde est gentil avec nous, on est, pour un court instant, les vedettes de la journée. C’était d’ailleurs notre jour de chance, car, en cette fin d’après-midi, chacun des hommes d’équipage touchait sa ration. Et les soldats américains étaient gâtés… C’était en 45, la guerre venait juste de s’achever ou était sur le point de l’être. Cartouches de cigarettes, savonnettes, lames à rasoir, que sais-je encore, chocolats fourrés, bonbons et chewing-gum… j’avais jamais vu autant de ces denrées et j’en étais ébloui. C’était ça l’Amérique… tout à profusion. Rationnés comme nous l’avions été, cet étalement de ce dont nous étions privés depuis si longtemps me fascinait. Et mes copains tout autant… Nous ne nous serions surtout pas permis de tendre la main, déjà qu’avec la glace nous nous sentions comblés, mais les marins, amusés sûrement par nos regards ébahis, nous refilèrent chacun une partie de leur ration… les sucreries, évidemment…!
Les poches bourrées à craquer, il fallut prendre le chemin du retour, des rêves pleins la tête… et, si j’ai bon souvenir, qui durèrent longtemps.
Notre Américain, nous le revîmes deux ou trois fois. La plus mémorable de notre rencontre et ce fût la dernière se passât d’une façon inhabituelle. Je pense qu’il allait être démobilisé et qu’il voulait nous laisser un souvenir mémorable. Son activité à bord de l’ Y.68. devait être finie. Il est venu de Port-Jérome en Jeep. Il est passé prendre chacun d’entre nous et nous a emmenés faire un tour dans cette bagnole qui, pour nous, était le symbole de l’armée américaine… celle des libérateurs. Il faut aussi se remettre dans le contexte. Aucun d’entre nous n’avait jamais posé son cul dans une voiture automobile… et surtout pas dans une Jeep. De quoi faire baver d’envie tous les copains de l’école… et les voisins qui n’y avaient pas eu droit… Eh, oui, nous, c’était pas pareil, on était ses potes…!
Un tour dans Petit-Couronne, espérant être vus par le plus grand nombre, un tour jusqu’à Grand-Couronne et retour et une longue virée dans les chemins forestiers de la forêt du Rouvray… la totale. Au retour, et pour la première fois, quelques mots avec mes parents.
Je crois qu’il a pris un café chez Gilbert… ça m’avait un peu chagriné… j’aurai aimé qu’il vienne à la maison… Enfin, c’était quand même le bonheur ce jour-là….
On s’est dit au revoir. Il nous a laissé son adresse. C’était à Chicago. Avec un nom aussi évocateur que celui-là, j’ai pu encore rêver un bon moment.
Il avait pris nos adresses respectives et, au Noël suivant, j’ai reçu une belle carte toute dorée avec un père Noël tout rouge comme il se doit, un traîneau, des sapins, de la neige… écrit en Anglais « Very chrismas ». J’ai pas réussi à trouver une carte aussi belle pour lui répondre, même en y mettant mes modestes économies ; mais je me souviens m’être appliqué à l’écrire. Je crois que sincèrement, à cette époque, je pensais continuer à correspondre… et puis, j’ai égaré son adresse… et puis le temps a passé.
J’ai repensé à lui parfois… j’entendais parler d’oncle d’Amérique… il m’est arrivé de penser, quand j’étais encore bien jeune, que peut-être, il était riche… et que peut-être un jour, on ne sait jamais… il m’arriverait une formidable nouvelle des Etats-Unis m’apprenant que j’étais un de ses héritiers… Et puis, avec les années, j’ai bien compris que je rêvais… Il avait été pour l’enfant que j’étais et pour mes copains un type formidable… et ça suffisait bien.
Soixante-dix ans après, je ne l’ai pas oublié. Et ce n’est pas un anonyme :
Il s’appelait VIGO RASMUSSEN.