Pourquoi ne pas parler de ces personnages qui, dans mon enfance et au village où j’habitais avaient une certaine importance. Les services sociaux que nous connaissons aujourd’hui étaient pratiquement inexistants … à ma connaissance….
Donc, la majorité des parents mettaient leurs enfants au patronage…et, de fil en aiguille, on se retrouvait également au catéchisme. J’ai donc eu une éducation partagée pour sa plus grande partie par l’école publique…l’école de la république, laïque et obligatoire…. et, une fois par semaine, catéchisme pour l’éducation religieuse …. et le patronage pour probablement soulager un peu ma maman et nous occuper un peu.
Encore que dans mes souvenirs, je n’éprouvais pas trop le besoin de me retrouver avec tous les autres et de participer à des jeux collectifs. Les possibilités de jeux ne nous manquaient pas … Faut dire que, où nous habitions, c’était tout autour de nous les champs, les prairies, les bois, les forêts… Les terrains de jeux réglementaires n’étaient vraiment pas indispensables. La rue face à notre maison était peu fréquentée et tous les enfants de la cité y jouaient en fin d’après-midi sans être inquiétés par le passage d’un quelconque véhicule.
Des voitures, jamais. Parfois des carrioles à chevaux, des engins agricoles également attelés de chevaux, quelques cyclistes…on était vraiment tranquilles … et les parents aussi. Cette rue s’appelait le chemin d’Oissel … et n’était même pas goudronnée.
C’est donc par ces deux activités, catéchisme et patronage que je fis connaissance des bonnes sœurs. Les sœurs de St-Vincent-de-Paul. Leur dispensaire et cantine se trouvaient au centre du village, face à l’église, de l’autre côté de la rue. Juste à côté, un portail donnant accès à un vaste terrain où, sous la surveillance des sœurs et de quelques personnes bénévoles, les enfants dont j’ai fait partie quelques temps se défoulaient à des jeux divers … c’était ça le patronage. Parfois, nous allions faire une promenade jusqu’à la forêt, autour et aux environs de la Pierre d’État, dolmen qui est une des curiosités de Petit Couronne … (avec la maison de Pierre Corneille… !)
J’ai pas le souvenir que je me plaisais beaucoup dans cette ambiance mais j’étais encore trop jeune pour m’en échapper. J’en subissais l’obligation sans entrain…
Il y avait aussi la cantine où nous déjeunions les jours de la semaine, après la matinée à l’école. Les élèves de l’école libre, les petits préférés, et nous, ceux de l’école du diable…mais s’il y avait une différence, on ne nous la faisait pas trop sentir. Et puis, c’était la guerre, quand nous nous mettions à table, ce qui importait pardessus tout, c’est ce que nous avions dans nos assiettes…et je n’ai pas le souvenir que l’un d’entre nous eut fait le difficile devant ce qui nous était proposé.
Je me souviens de purées avec du boudin…et, en moins de deux, les assiettes étaient vides et même bien essuyées. Parfois, purée de pois cassés avec une saucisse … j’adorais. Nous avions à tour de rôle l’autorisation de gratter l’énorme ustensile qui avait servi à cuire cette purée. Personne refusait de s’y atteler, histoire, pour une fois, de se remplir la panse au-delà de ses espérances … Il y avait aussi du chou … j’aimais moins, c’est vrai, mais je ne risquais pas pour autant d’en laisser dans mon assiette … Le dessert, la plupart du temps, c’était une pomme ou, peut-être rien du tout.
J’allais oublier, avant de nous asseoir, face à nos assiettes, il fallait chanter ceci… ou à peu près : « Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas, cette table accueillante…. et donnez aussi du pain… à ceux qui n’en ont pas…. ainsi-soit-il… » Sitôt ce rituel exprimé, nous avions le droit de nous asseoir et de manger. Personne ne se faisait prier et, mis à part le bruit des fourchettes, silence complet.
Quelques précisions sur ces sœurs qui ont quand même durant mon enfance joué un rôle dans mon éducation…bien qu’il fût relativement modeste et de courte durée. Il y avait d’abord la sœur supérieure, très énergique et dominatrice, sachant se faire respecter, autoritaire. Qui nous faisait le catéchisme. On s’y emmerdait ferme et je ne me souviens pas avoir seulement appris une seule fois les leçons que nous étions censées apprendre. Je crois que tout le monde était conscient que ce que nous apprenions à l’école était beaucoup plus important. Nous récoltions quelques punitions …sans gravité.
Les sorties du jeudi après-midi, dans la forêt du Rouvray, où des jeux étaient organisés… mais ce que nous attendions tous, à la fin des jeux, c’était le goûter… ne pas oublier que nous étions en pleine guerre et que tout ce qui touchait à la bouffe avait une importance presque incompréhensible de nos jours. Distribution de tartines à la confiture de fraises…. une vraie fête… malheureusement vite engloutie…
Parfois, il y avait une alerte… on entendait les sirènes siffler au loin et quelques minutes après, les avions anglais ou américains passaient au-dessus de nos têtes. Les canons anti-aériens leur tiraient dessus… ça faisait un barouf pas possible et la sœur supérieure nous rassemblait sous un gros arbre, bien feuillu, dans la forêt et nous demandait de prier avec elle… Pour être franc, je me souviens que le cœur n’y était pas.
On n’avait pas particulièrement la frousse… je crois que nous étions plutôt inconscients du danger… Et surtout, les avions allaient bombarder des lieux plus stratégiques que ceux où nous étions…! Je me souviens aussi de nombreux filaments un peu comme de l’aluminium très fins qui descendaient du ciel et que nous nous amusions à ramasser, après le passage des avions… Il paraît que ça servait à brouiller les ondes radios…
Je me pose la question de savoir si ce qui va suivre mérite d’être raconté… de par son côté trivial… et puis pourquoi pas puisque ça fait partie d’une réalité par moi vécue… bien que j’en mesure son peu d’importance… Un bruit courait quand nous étions gamins que les bonnes sœurs portaient dessous leurs longues jupes des culottes fendues. Certains prétendaient même en avoir vues séchant sur les cordes à linge… Ce n’était sûrement pas mon problème majeur, mais il se produisit un jour un événement qui m’obligea à m’interroger, malgré mon jeune âge, sur cette question pourtant banale et qui ne me concernait vraiment pas. Nous étions ce jour-là dans une prairie, à l’orée de la forêt où avaient lieu nos jeux. Ce devait être un moment de repos. J’étais assis dans l’herbe, pas loin de la sœur supérieure qui, debout, bien droite et attentive, surveillait son petit monde. A un moment donné, j’entendis un bruit caractéristique et qui ne laissait guère de doute sur sa nature… surtout, que contrairement à aujourd’hui, j’avais l’ouïe fine… ! J’entendais distinctement un petit bruit d’eau qui ressemblait étrangement à celui que je provoquais quand je pissais sur le sol ou dans l’herbe…J’avais du respect pour la sœur et il me semblait inconvenant que ce fût elle qui soit là, à quelques pas de moi, entrain de pisser debout, utilisant de temps un temps un sifflet qui pendait à son cou et qui ne la quittait jamais ou en interpellant les enfants débordant les jeux par elle autorisés. Faisant le désintéressé, j’attendis qu’elle se déplaça et j’allais observer de très près l’endroit qu’elle venait de quitter. Pas de doute, il y avait sur le sol et dans l’herbe une petite flaque qui moussait encore…
Ce devait être en 42 ou 43… peut-être 41… j’avais 8, 9 ou 10 ans. Je crois me souvenir que j’en étais plutôt amusé et je n’en ai rien dit à personne pendant très longtemps. Ma conclusion personnelle (et du coup, j’étais plus informé que quiconque ), c’était que : soit effectivement, les bonnes sœurs portaient des culottes fendues, soit pas de culottes du tout… on ne peut imaginer quelqu’un pissant dans ses sous-vêtements avec le désagrément que cela provoque. Bon, j’en étais un peu troublé et je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ce moment particulier et pas très en rapport avec le rôle qu’avait la supérieure… usant de son autorité ou nous faisant le catéchisme.
Voilà pour une de mes impressions ressenties quand j’étais un très petit garçon… sur les exigences de la nature et la façon, pour certaines grandes personnes, de les solutionner…. !
Je sais que tout cela est bien banal , mais ce qu’il y a d’étrange, c’est la précision que j’ai en mémoire de ces modestes événements.
Je passe à un autre qui concerne également ces femmes dont bien sûr l’anecdote qui précède n’entame en rien le respect que j’ai pour elles et leur dévouement. Je fais la différence entre mes convictions sur le plan de la religion et celles et ceux qui, sincèrement, au nom de cette religion, sacrifient leur vie en se dévouant aux autres. Si ce qui les motive me semble sans fondement, il n’en reste pas moins vrai que leur action est souvent efficace et digne de respect.
Ce qui semble le cas d’une autre sœur qui faisait partie du dispensaire de Petit-Couronne. Sœur Marie, la plus gentille, la plus douce, la plus souriante. Je l’ai toujours vue d’une humeur égale, aimable et gaie. Quand j’allais au patronage, bien sûr, mais aussi bien des années après, quand j’ai grandi. Elle était devenue en quelque sorte l’infirmière du pays. J’ai eu le droit par ses soins à une série de piqûres pour une crise de furonculose carabinée. Une piqûre le matin, une le soir. Il fallait faire bouillir de l ‘eau pour désinfecter les aiguilles. En attendant, elle bavardait gentiment avec ma mère. Et puis, la piqûre…elle repartait ensuite vers d’autres malades , sa petite trousse à la main, sa cornette bien blanche sur la tête, le visage détendu, sereine. Je la trouvais jolie… elle l’était.
Je pense que chacun se posait la question de savoir pourquoi une aussi jolie personne avait fait le choix de se consacrer à Dieu ? Disons plutôt à l’église ? Certains évoquaient un amour malheureux ou une tragédie… mais personne n’a jamais rien su….Peut-être simplement n’y avait-il rien ?
A l’époque, est-ce que je me rendais compte du travail que représentait les soins qu’elle prodiguait à toute la commune ? Je ne crois pas…Tout ce travail se faisait évidemment à pied… et par n’importe quel temps. Je suis certain que tout le monde l’aimait Et je pense qu’elle le ressentait.
C’était probablement sa seule satisfaction et ça devait suffire à son bonheur puisque jusque dans les dernières années je l’ai croisé encore longtemps et toujours avec ce sourire tranquille, paisible.
Les dernières fois, ce devait après mon retour de l’armée… j’étais maintenant motorisé… un scooter Vespa et drôlement content de faire des virées dans le pays et alentour… C ‘est au cours d’une promenade sur cet engin que, en passant près d’elle, qui revenait ou se rendait au domicile d’un malade, encore vêtue comme jadis, coiffée de sa cornette, j’ai eu conscience de ce qu’était sa vie,de ce qu’elle avait été…De ses retours au dispensaire, sa tâche achevée, de sa solitude… même si cela avait été un choix….
Peut-être que j’avais mûri, en tout cas je me suis rendu compte à quel point cette femme méritait le respect et, si je n’ai pas su lui dire, j’ai la certitude que mon comportement , mon salut et les quelques mots échangés l’en ont convaincue.
Ces quelques lignes pour évoquer une femme anonyme, comme il en existe probablement beaucoup d’autres, dont personne ne parlera jamais et qui vécut en se dévouant entièrement à ses semblables, n’attendant rien en retour.