Avant que ça s’efface définitivement de ma mémoire, en m’efforçant de le conter comme je l’ai vécu, mais aussi parfois avec ma réflexion d’adulte, en utilisant aussi les éléments rassemblés par des conversations que nous avons eu dans les années suivantes, je vais essayer de réunir les souvenirs concernant cette épreuve que ma mère, mes sœurs, mes deux frères et moi-même ont vécu juste avant l’invasion et l’occupation des Allemands, en début Juin 1940. Je parle de l’exode…Qu’Albert a si bien mis en scène par une superbe toile très évocatrice de cette période particulièrement douloureuse. Mon père, lui, était réquisitionné et obligé de rester à son travail. Les autorités décidèrent donc de prévoir un train pour, en priorité, les familles des employés de la S.N.C.F. Avec le recul, on peut considérer que nous étions mieux que celles et ceux qui se retrouvaient sur les routes, à pied, tirant des carrioles, pleines d’un bric-à-brac qui ne représentait plus que le peu de bien qu’ils possédaient… D’autres à bicyclette, en pétrolette… les plus veinards avec des chevaux… mais ça ne nous concernait pas encore et nous n’avons su tout cela que beaucoup plus tard.
Avant le jour de cet événement qui ne fut pas des moindres, je cherche à retrouver comment je percevais, enfant, les mois et même les années qui le précédèrent….C’est-à-dire à compter de mes trois ans et jusqu’à mes six ans…je n’avais pas sept ans au moment de l’exode.
En 1936, nous étions venus habiter Petit-Couronne. Une maison qui existe toujours…je parlerai une autre fois de notre arrivée en ces lieux. Pour cette fois, seulement le ressenti de ce qu’il se passait. D’abord, cette fameuse année 1936, particulièrement agitée…et ça peut sembler étrange qu’un si petit enfant s’en souvienne… et pourtant. Ma mère devait être particulièrement tourmentée par tout ce qui se passait, les grèves successives, le climat politique incertain… et son angoisse, je la ressentais indirectement.
Dans les deux années qui ont suivies, ça ne s’est pas amélioré…il est venu s’y ajouter des bruits de bottes. On parlait beaucoup d’un certain Hitler… ça sentait pas très bon et même les petites gens devaient être conscients que tout cela finirait mal. Les conversations roulaient sur tout cela… grèves, chômage… guerre… Il y avait de l’inquiétude dans l’air.
Bien avant la mobilisation, il y avait des militaires près de chez nous. Un camp d’Anglais… dans la forêt du Rouvray. Ils passaient parfois devant notre cité… c’était un peu l’attraction pour nous. Moi, ce qui m’amusait, c’était leurs casques… on aurait dit un plat à barbe… tout plat. Enfant, on a déjà des préférences… je trouvais celui des Français plus esthétique… va savoir pourquoi… Par contre, je n’aimais pas leur calot kaki avec deux espèces de pointes… mais le pire, c’était les bandes molletières… heureusement, quand je fus en âge de porter l’uniforme, il y avait belle lurette que cet accessoire ridicule avait disparu…
Je ne vais pas faire l’historique de la guerre, de sa déclaration et de l’ambiance que cela provoquait… essayer seulement d’évoquer ce que j’en ressentais, enfant.
Probablement pour anticiper ce qui s’était passé lors du précédent conflit… pourtant considéré et revendiqué comme étant « la der des der », il y avait eu distribution de masques à gaz. Ce devait être terriblement éprouvant et effrayant pour les adultes dont beaucoup avaient connus 14/18… Pour nous, bien que l’essayage, la mise en place de ce masque pas très facile à adapter était plutôt pénible, on s’est quand même bien marré à voir la bobine que ça nous faisait… certains avaient juste un filtre sous le masque, d’autres possédaient un tuyau flexible et le filtre à l’extrémité… Il semble me souvenir que j’aurai préféré celui avec un tuyau…plus fantasmagorique….enfant, on a de drôles d’idées qui vous passent par la tête…! Fallait ranger cet appareil dans une boite métallique cylindrique… et, pendant quelques temps, il fallut aller avec à l’école.
Les Allemands, pendant ce temps avaient envahi la Belgique et la Hollande. La menace se précisait… Un jour, les soldats anglais décampèrent… nous les vîmes passer une dernière fois devant notre maison. Il faisait beau… la route n’étant pas goudronnée, leur passage soulevait un nuage de poussière… j’étais assis dans l’herbe, pas loin de chez moi… je crois qu’ils chantaient… en fait, ça se comprend, ils devaient être contents de quitter les lieux… et probablement, rejoindre Dunkerque… ou plutôt le Havre… sans avoir à combattre… ils nous ont balancé des pennys, à nous les enfants… j’en ai récupéré un … usé, tout raplapla. Je l’ai gardé longtemps, c’était un chouette souvenir… et puis je l’ai perdu. Voilà pour les Anglais…
Les nouvelles, de plus en plus alarmantes et pessimistes sur les combats et l’avancée des Allemands entretenaient les conversations des adultes et créaient un malaise que même nous, les enfants ressentions. Comme pour confirmer que les choses ne s’arrangeaient pas, un premier réfugié belge fit son apparition un soir. Il devait y en avoir d’autres… qui furent hébergés un peu partout dans la commune. Celui-ci chevauchait une moto qui me parut énorme et qui fit l’admiration de toute la cité. Il me semble qu’il dormit à la maison…et, dans les jours qui suivirent, il en vint d’autres, des Belges, avec leur accent marrant… savez-vous… une fois. Et puis plus rien… et plus personne. Les Allemands approchaient, ça, c’était l’évidence.
J’entendais les adultes parler d’évacuation…et finalement, ça se concrétisa… et il fallut se préparer pour rejoindre ce fameux train spécialement prévu pour nous emmener… on ne savait pas trop bien où…? Finalement, ma mère apprit qu’il devait desservir les gares successives de Grand-Couronne, Moulineaux, Thuit-Hébert, et Saint-Léger-Boissey… avant de continuer dans je ne sais quelle direction… ce qui n’avait pas d’importance pour nous puisque ça nous donnait la possibilité, en nous arrêtant à la gare de St-Léger-Boissey, de nous réfugier chez notre grand-mère… qui habitait Bonneville-Aptot, un village tout ce qu’il y a de tranquille et qui risquait peu de subir les hostilités des envahisseurs. Pour ma mère, ça devait être rassurant de pouvoir, dans de semblables circonstances, avoir un toit et se retrouver où elle avait vécu son enfance et sa jeunesse… même si elles furent rudes et pas de tout repos.
Ce matin-là, notre réveil fût beaucoup plus matinal… je ressentais bien le malaise que créait cette situation hors du commun. La séparation d’avec mon père, obligatoire, inévitable. La responsabilité pour ma mère de s’occuper seule de nous, dans ces conditions de danger, d’incertitude, de désarroi. Elle pouvait, bien sûr, compter sur mon frère aîné qui lui, avait seize ans… et ce fut le cas !
Nos modestes paquets étant prêts, l’heure du départ du train approchant, il fallut se mettre en route, chacun avec son bagage. Nous n’étions pas les seuls. La cité où nous habitions était occupée en majorité par des familles d’employés du chemin de fer. Chacune de ces familles sortait de chez elles ans le même équipage que nous… et prenait la direction de la gare, heureusement proche. Tout cela était d’une tristesse comme je n’en avais jamais connue… à pleurer. Pour compléter ce tableau presque tragique, et nous rappeler que ce que nous vivions était la conséquence de la guerre, un épais nuage de fumée obscurcissait le ciel… Une partie de l’usine Jupiter brûlait. Dans ma tête d’enfant, cela prenait une étrange dimension, proche pour moi de l’épouvante… et que désormais, il pouvait se passer des choses terribles… inconnues et indéfinissables.
Il semble que nous avons poireauté sur le quai… il fallait installer les familles dans les compartiments en fonction du nombre d’enfants. Peut-être aussi en fonction de la hiérarchie professionnelle. Ne pas oublier qu’en quarante, et même quelques temps après, il y avait première, deuxième et troisième classe dans les wagons S.N.C.F… Nous, la question ne se posait pas. Troisième classe… c’était la seule à laquelle nous avions droit… quand tout allait bien…!
Pour être franc et forcément, à l’âge que j’avais, ce ne pouvait pas être mon souci majeur, mais il est fort possible que certaines familles aient bénéficié, par leur statut professionnel, de wagons plus confortables. Les nôtres, c’était rustique… et les sièges en bois, pas des pullmans… mais nous étions habitués à la dure et ce n’est pas ça qui nous gênait particulièrement. Par contre, toute cette agitation, tous ces gens un peu perdus comme nous l’étions forcément, me troublait. Je me rendais compte confusément et sans pouvoir l’exprimer que je quittais un monde de bonheur tranquille pour en affronter un, totalement inconnu et que je pressentais hostile. Nous avions donc pris place dans notre compartiment avec les voisins de notre cité qui se trouvaient emportés comme nous dans les débuts de cette tourmente provoquée par la guerre. Bien conscient aujourd’hui de la banalité de cette aventure comparée à tous les drames qu’elle a provoqué par la suite en de multiples lieux et dans bien des foyers. Mais, en l’instant, ce qui importait pour nous, c’était ce qu’on vivait… Et sur que chacune des personnes s’étant installée dans ce train pour un voyage imprévu, incertain, problématique et peut-être dangereux, s’en serait volontiers passé…!
Dans un grand tumulte et au milieu des cris, à un moment donné… peut-être au coup de sifflet du chef de gare comme ça se fait habituellement, le train s’ébranla. Je n’avais pas eu le temps, à cause de toute cette agitation, d’aller voir de près la locomotive; J’en avais le regret. J’aimais les regarder passer au niveau du passage à niveau, pas loin de chez nous… Pour l’instant, il fallait s’installer le plus commodément possible et sans trop se gêner les uns les autres. Pour nous, le voyage devait être relativement court… quelques gares… trois ou quatre… et nous devions descendre du train pour, comme prévu, nous rendre chez ma grand’mère.
Peu de temps après notre départ, le train s’arrêta une première fois… interrogations et discussions sur les raisons de cet arrêt… qui ne fut pas le seul… ça devint même habituel. Et à chaque fois, chacun y allait de son explication et des raisons possibles de ces arrêts… Pas facile, pour les grands, d’aller se renseigner. Surtout que notre wagon se trouvait plutôt à la queue du convoi. Tout ne peut pas être précis dans ma tête mais, à un moment donné, le train fit plusieurs manœuvres… avant, arrière… choc et bruit de tampons… et on repart… et on s’arrête à nouveau. Inquiétude… que se passe-t-il ? Encore une marche arrière. Un temps d’arrêt. Et on fait passer le message ; la voie a été bombardée. Pas possible de continuer dans la direction prévue. Le train est détourné sur Serquigny… où, paraît-il, la voie est encore en bon état. Pas question de protester…même si ça ne fait pas l’affaire de tout le monde…et plus particulièrement de ma mère qui se rend compte que le but prévu se trouve bien compromis. Je suppose qu’on la rassure, ainsi que d’autres passagers ; mais pour l’instant, l’impératif, c’est de changer de cap… ! On verra par la suite. Et oui, la voie a été bombardée… faudrait pas oublier que ce n’est pas un voyage d’agrément… La guerre a été déclarée et nous fuyons devant l’approche des Allemands. A partir de cet instant, je suis bien sur incapable de faire l’itinéraire que prit ce fameux train… mais il ne fut absolument pas celui prévu initialement… et il connut bien des péripéties que mon trop jeune âge à cette époque ne peut avoir mémorisé.
Par contre, mon frère aîné, Charles, nous le commenta souvent, lui qui vécut cet événement comme une aventure exceptionnelle, dérangeante et hors norme.
Comment nous vivions dans cette promiscuité imposée ; je ne m’en souviens pas très bien. Nous étions nombreux… il fallait s’installer tant bien que mal pour dormir. Les difficultés pour aller aux toilettes… pour se laver. C’est assez confus dans ma tête mais j’entendais les conversations et ressentais l’inquiétude des grands… Dès le deuxième jour, il fut question de ravitaillement… à se procurer. Il devait y avoir quelques denrées en réserve dans ce fameux train… mais je n’ai pas le souvenir d’en avoir vu la distribution. Au départ, ce train avait été prévu pour un voyage de courte durée… une journée… deux au maximum, et maintenant, personne n’était en mesure de savoir exactement ce qu’il durerait, pas même la direction qu’il prendrait. Pas vers le nord en tout cas. C’est de là que venait le danger que justement nous fuyions… ! J’avais entendu parler d’Alençon… J’entendais aussi que telle gare avait été bombardée… que nous allions être à nouveau détournés… D’un bout du train à l’autre, les nouvelles s’échangeaient, étaient démenties quelques heures après. Bon, en gros, pour la plupart des gens emportés dans cette aventure, la destination restait inconnue… ; d’ailleurs, le responsable de ce convoi le savait-il lui-même, obligé d’aller de l’avant en improvisant suivant les possibilités qu’offrait la situation présente. Parfois le train s’arrêtait. Les hommes partaient dans les alentours chercher à boire et à manger… mon frère était de ceux-là. Les maisons, les fermes, les épiceries étaient désertes, les gens comme nous avaient fui… Chacun revenait avec des victuailles de toutes sortes, dans la plupart des cas, sans les avoir payées. Mon frère est revenu une fois avec une caisse pleine de demi-livre de beurre enveloppé dans un joli papier…sûrement pas loin de dix kilos au total… qu’il s’est empressé de distribuer dans notre compartiment et dans les plus proches wagons… seulement, il y avait problème… on n’avait pas de pain… et j’ai oublié de quelle façon le problème fut réglé.
Certains revenaient un peu éméchés… les caves, elles aussi étaient accessibles… il y avait alors distribution de pinard ou de cidre… ça, c’est mon frère qui me l’a raconté. Et puis, il y avait les arrêts pour remplir d’eau la locomotive… A travers la vitre baissée du compartiment, et de loin, j’assistais parfois au transport des seaux d’eau, d’un homme à l’autre, à partir d’un point d’eau et jusqu’à la locomotive. Ils faisaient la chaîne dans une relative bonne humeur, oubliant peut-être pour quelques instants les raisons de leur présence en ces lieux et dans ces conditions.
Dans notre compartiment, il y avait deux soldats, dont l’un avait à son ceinturon un bel étui en cuir avec dedans un pistolet dont je ne voyais qu’une partie de la crosse…ça m’intéressait et j’ai su par la suite par mon frère qui l’avait accompagné au cours d’une recherche de ravitaillement qu’il en avait fait usage pour faire sauter une serrure et pénétrer dans une maison ou une cave… Pas question de faire dans la dentelle…il fallait survivre et donner à manger à tous les réfugiés, hommes, femmes, enfants… vieillards .dont certains moururent…je le sus plus tard. Ces deux soldats avaient probablement profité de l’opportunité d’un arrêt du train pour y grimper et faire le voyage vers le sud et s’éloigner des combats dans des conditions un peu plus confortables…quitte à se replier, autant que ce soit dans de bonnes conditions…c’est sûrement ce qu’ils s’étaient dits. Dans la débâcle généralisée, y avait-il quelque chose de critiquable ?
Le train, vaille que vaille, poursuivait sa route et nous emmenait plus loin vers le sud. Itinéraire souvent modifié… Il fut question me semble-t-il de la ville de Poitiers… ou plutôt de la gare qui la desservait. Devait-on y passer, s’y arrêter, l’éviter… je ne sais plus. Les voies ferrées et les gares étaient bombardées ou mitraillées…
A ce propos et c’est le souvenir le plus désagréable, par deux fois, le train subit des attaques aériennes. Celle dont j’ai un souvenir bien précis s’est passée alors que le train était à l’arrêt. Il y avait des arbres de chaque côté de la voie ferrée. Le bruit terrifiant des avions (stukas) en piquée et mitraillant le convoi en enfilade. Tout le monde se réfugiant sous le couvert des arbres dans le désordre et la panique. Je me souviens avoir dévalé un talus, j’ai l’image de ma maman ayant mon frère Christian dans les bras et courant elle aussi vers l’abri des arbres. Quand à ma sœur Christiane, c’est un des soldats qui l’emmenait se mettre à couvert. Ces instants-là sont comme un instantané dans notre mémoire et je n’ai finalement que cette vision-là. Je n’arrive plus à me souvenir de ce qui se passa après. Je ne sais même pas s’il y eut des blessés ou des morts. Je crois aussi qu’à l’âge que j’avais, ce qui est effrayant, c’est le bruit… Il y eut un second épisode semblable à celui-là… et je fais une confusion entre l’un et l’autre. Ce qu’il y a de certain, nous étions cette fois confrontés vraiment aux réels dangers de la guerre. Et ça ne devait pas être rassurant pour les adultes. Nous, nous étions dans l’inconscience des enfants…
Encore quelques interruptions pour nous ravitailler, pour remplir d’eau la loco…et le train finalement termina son voyage à Jonzac, en Charente-Maritime… à l’époque Charente-Inférieure. Pour ma maman, le bout du monde…et un voyage qui avait duré, avec les différentes péripéties, les arrêts, les retours en arrière, les continuels changements de direction, plus d’une semaine. Bien loin du village de Bonneville-Aptot initialement prévu.
Heureusement pour nous, cela s’était passé à la bonne saison. J’imagine l’invasion allemande au mois de Janvier… ce qu’on en aurait bavé… A notre descente du train, les autorités locales nous attendaient et j’ai le souvenir d’avoir eu droit en plus de deux tartines à la confiture de fraise… d’une délicieuse brioche.
Toutes les familles furent dispatchées dans les communes environnantes. Pour nous, ce fut Tugéras. On nous installa dans des camions, à l’arrière, en plein air… Et en route pour notre destination définitive… La maison qui nous fut réservée dans ce petit village rural se trouvait sur la place du village. C’est assez imprécis comme configuration. Je me souviens d’un évier creusée dans une pierre. Ce dont je me rappelle avec précision, c’est de l’inconfort de la première nuit passée dans ce nouveau lieu. Le lit dans lequel je dormis cette première nuit n’avait ni sommier ni matelas. J’ai dormi sur les lattes de bois qui en garnissaient le fond… et j’en étais contrarié. Le lendemain, aidée des voisines les plus proches, ma mère nous a confectionné des matelas bourré de paille. Pour ceux qui ont eu la chance de ne connaître que les matelas « dunlopillo » ou « Epéda », je peux leur assurer qu’une bonne paillasse est autrement plus confortable que des planches à claires-voies…!
Notre séjour à Tugéras dura approximativement deux mois… à peu de choses près, le temps des vacances scolaires. La vie s’organisa et je crois que l’accueil et les relations avec les gens du cru furent bons car longtemps après, ma mère correspondit avec des gens de ce village. Mon frère aîné travailla dans une ferme proche de chez nous… où les travaux agricoles se faisaient encore avec des bœufs… impressionnants. Le travail y était rude et les horaires sans doute contraignants, mais il y était bien nourri et le salaire qu’il touchait, bien que certainement très modeste, devait nous aider considérablement dans les conditions précaires que nous vivions pendant cette période. Pour moi, ce fut assez ressemblant à des vacances que j’aurai passé dans notre campagne normande… Avions-nous des nouvelles de mon père ? Je ne m’en souviens pas, et je pense que non. Quelques jours avant que les Allemands parviennent jusqu’ici, un train de soldats français resta en gare quelques temps dans un village proche. Ma mère, en faisant son marché en rencontra un dont le numéro de régiment qu’il portait sur le calot correspondait à celui de son beau-frère récemment mobilisé. Elle lui posa la question à tout hasard s’il s’agissait bien de tel corps d’armée, de tel régiment et s’il ne connaissait pas un certain Edouard Duboc, du même régiment. A peine croyable…! Il était dans la même section… et il voyageait dans le même wagon que lui… Ce soir-là, il fut des nôtres, apportant un peu de changement dans notre vie. Puis il repartit, et, dans mon souvenir, pas bileux. Il faisait partie de cette armée en pleine déroute… dépassé par les événements et, avec le recul et le connaissant comme je l’ai connu beaucoup plus tard, cette situation ne devait pas le tourmenter outre mesure, pourvu que le pinard ne soit pas rationné… Et, effectivement, il ne l’était pas.
Un jour, et ce fut la seule fois, un side-car allemand passa dans le village. Pour la première fois je vis des hommes en uniforme vert-de-gris, la tête recouverte d’un casque à la forme bien particulière… et cet équipage n’avait rien de sympathique. Ils ne s’arrêtèrent pas.
Nous quelques jours plus tard, fîmes nos bagages. Les choses s’étant stabilisées, il était temps de rentrer. On fit nos adieux à celles et à ceux qui nous avaient si gentiment accueillis.
La gare…le train… le voyage, cette fois sans incident mais sûrement éprouvant pour ma mère. En ce qui me concerne, c’est presque l’amnésie pour ce retour… je ne m’en souviens plus… tout au moins en ce qui concerne le parcours. Par contre, l’arrivée à Rouen, gare Rue Verte, mémorable… impressionnante et qui, malgré mon jeune âge me mettait face à une réalité dont jusqu’à présent, je n’avais eu connaissance que par des conversations entre adultes.
Il y avait ce matin-là, sur la place face à la gare, aujourd’hui si je ne me trompe, un parking, une prise d’armes… et ce n’était pas en notre honneur et pour notre arrivée… nous, les participants de cet exode qui avaient fui devant ces modernes conquérants. A peine sorti de la gare, j’eus cette vision impressionnante de ces hommes en arme, impeccablement alignés, sanglés dans leurs uniformes, des oriflammes qui claquaient au vent… un particulièrement terrifiant… croix gammée noire dans un rond blanc sur fond rouge… Un gradé à cheval avec une casquette sur la tête dont la visière n’en finissait pas… et qui braillait des ordres incompréhensibles… ou faisait un discours. J’eus conscience devant ce spectacle de notre petitesse… du peu de choses que nous représentions pour ces gens nous écrasant déjà de leur puissance et de leur arrogance.
Mais il fallait bien avancer…la foule des voyageurs nous poussait. Alors, ma mère prit le parti de nous faire le plus discrets possible et nous fîmes le tour de la place en longeant les murs, à la file indienne, n’osant à peine dire un mot…
La traversée de la ville fut sinistre. D’autres soldats allemands allaient et venaient dans les rues. Une page était tournée. Nous allions vivre à partir de ce jour d’une autre façon, sous l’occupant. Nous ne pouvions savoir ce qui nous attendait… surtout mes jeunes frères et sœurs et moi-même… mais à l’évidence, ça risquait de ne pas être drôle.
L’avenir nous le confirma.
Fin de l’ « exode ».
Maurice.